« Société inclusive » : ce slogan est régulièrement invoqué quand il s’agit de parler des personnes en situation de vulnérabilité. Mais n’est-ce pas un sujet « tarte à la crème » qui, à force d’être convoqué, s’est vidé de son sens ? Pour autant qu’il en ait eu un dans la tête de ceux qui l’utilisent pour masquer les accrocs de la cohésion sociale…
Une analyse fondée sur les théories de l’intersectionnalité permet de comprendre autrement ce thème, de lui donner une autre valeur. Les personnes les plus vulnérables de notre société croisent des caractéristiques liées à leur sexe, leur genre, leur situation économique, leur culture, leur appartenance ethnique, leur statut administratif, leur âge, leur condition physique ou mentale, etc. Interroger le concept d’inclusion revient à s’intéresser à ces catégorisations clivantes qui contribuent à des exclusions multifactorielles dans les domaines économique, social, culturel, ou encore écologique [1].
Exclure : le privilège des « inclus »
Les équipes de direction des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) prennent-elles le temps d’observer et d’analyser les systèmes complexes qui génèrent de l’exclusion ? Plus encore, ont-elles conscience des fonctionnements internes de leurs structures qui produisent de l’exclusion, à l’insu de la bonne volonté des acteurs ? Qui, dans ces processus systémiques, se donne le pouvoir d’exclure ou d’inclure ? N’est-ce pas le privilège des inclus que de décider de laisser une place aux exclus ? Nous sommes en présence d’un clivage résultant directement de l’asymétrie des places dans la société. Il renvoie à l’idéologie coloniale dont nous ne sommes pas tout à fait sortis.
Le colonialisme repose sur l’infantilisation des cultures non-occidentales. Imbriqué au système capitaliste qui lui est étroitement lié, il hiérarchise les territoires et les individus, tous considérés comme des réserves de ressources exploitables. Le postcolonialisme maintient un dispositif de domination de genre, de race et de classe. Les femmes sont « invitées » dans un monde d’hommes, les immigrés sont plus ou moins « tolérés » dans les pays dits « développés ». En prolongement de cela, et plus proche des missions du travail social, les handicapés sont « inclus » dans un monde de « normaux », les exclus dans un monde d’inclus, les enfants dans un monde d’adultes. Finalement, dans ce système de pensée, les personnes vulnérables n’ont que la place qu’on leur laisse, y compris au sein des ESSMS. Implicitement, le message suivant leur est adressé : « Vous n’êtes pas à votre place. » Autrement dit, dans la société inclusive, ils ne sont pas tout à fait chez eux car leur place reste précaire au regard des attentes qui pèsent sur eux. En effet, le postcolonialisme persiste à organiser une partition des territoires, à construire des murs et, ainsi, à assigner les personnes exclues à la place qu’on leur destine. Les controverses qui secouent régulièrement le débat public sur l’immigration sont notamment à lire comme une empreinte rémanente de ce néocolonialisme.
Ces assignations stigmatisantes reposent sur une essentialisation des personnes (l’immigré, le mineur délinquant, la personne handicapée, le vulnérable…). Ce sont les dominants qui s’arrogent le pouvoir de fixer les conditions du « bien-vivre » et qui les imposent aux autres : seuils de tolérances, normes comportementales, etc. Ces nouveaux « colons » jouissent d’une conception unilatérale de la liberté : la leur.
Tous dépendants… de nos smartphones !
C’est sous ce prisme d’analyse qu’il est intéressant de relire la thématique de l’inclusion sociale, dans ce contexte de distribution inégale des libertés. Par exemple et sous forme de provocation, pour fixer les critères de la dépendance, qu’est-ce que l’on retient ? Qu’est-ce que l’on valorise ? Pourquoi le concept de dépendance est-il lié aux capacités cognitives de la personne âgée alors que nous sommes tous dépendants de nos smartphones ? Ou encore, pourquoi l’autonomie repose-t-elle sur des critères essentiellement économiques alors qu’il existe d’autres éléments pour évaluer la liberté des sujets ? Dans un rapport de domination, les personnes concernées n’ont pas ou peu leur mot à dire. Pourtant, une personne en situation de handicap affirmait lors d’un échange en groupe : « Nous voyons des choses que les personnes non-handicapées ne peuvent pas voir. » [2] Ainsi, les questions d’accessibilité sont à relire selon ces partitions postcoloniales des espaces sociaux. Quels sont les lieux sociaux symboliquement ou pratiquement autorisés pour les exclus ? Cela pose en conséquence la question de la liberté de circulation qui est pourtant un droit fondamental (Déclaration universelle des droits de l’homme, article 13). Les personnes vulnérables ne sont-elles pas assignées à résidence dans des espaces sociaux définis pour elles par d’autres (les ESSMS essentiellement mais aussi les quartiers, certains territoires…) [3] ?
L’enjeu des personnes vulnérables : peser politiquement
La difficulté de ces groupes sociaux dominés, c’est qu’ils ne disposent pas du pouvoir de peser dans le rapport politique. Ils n’ont pas de parti ou de syndicat pour les représenter et porter une parole collective dans les débats les concernant. Pierre Rosanvallon précise que la représentation des personnes vulnérables dans les débats de société ne suppose pas de disposer d’un représentant mais que la question sociale qu’elles posent – par leur seule existence – soit présente dans l’espace public [4]. Or, leur marginalisation par le modèle réparateur dont parle Robert Lafore repose sur le statut infériorisant que l’on attribue aux personnes qui ne parviennent pas à tenir dans les normes sociales [5]. Plus précisément, les personnes en situation d’exclusion vivent dans une liminalité sociale. Ils ne sont ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, ils sont dans un entre-deux. Situation paradoxale que Philippe Aubert, depuis son handicap, qualifie par les concepts de « handification » et de « validification » [6].
Paradoxe pour paradoxe, cette ambition d’une société inclusive émerge dans un contexte sociétal où l’intolérance s’affirme de plus en plus fortement (xénophobie, masculinisme, homophobie…). En inversant le regard, nous affirmons que la société des inclus commet des incivilités à l’égard des exclus : incivilités comportementales, dans l’aménagement des espaces publics, dans les représentations à l’œuvre entre les personnes…
Or, les premières ressources de l’inclusion, ce sont précisément les entourages des personnes, leur environnement, le contexte qu’on leur offre pour exister. Sur ce point, les ESSMS ont une responsabilité essentielle. Mais les lieux à vivre qu’ils leur proposent, les espaces où les personnes pourraient enfin habiter – être « chez soi » – ne peuvent être sémantiquement réduits dans des sigles qui les institutionnalisent (ZUP, ZEP, IME, Ditep, Ehpad, Esat, CHRS…).
En réaction, ne devons-nous pas remiser la notion tant invoquée de droit commun ? Le droit s’adressant à tous sans distinction, n’est-il pas naturellement commun ? Il s’agit simplement d’affirmer que l’inclusion, c’est l’accès de tous à la vie ordinaire dans ce qu’elle a de plus banal, de plus « commun ». J’habite, je vis, je travaille, je partage ma vie avec ma famille. Cela n’a rien à voir avec un parcours logement, un projet de vie, une intégration dans le milieu ordinaire de travail, un accompagnement à la parentalité : tous termes qui stigmatisent et éloignent de la vie ordinaire en faisant de l’accompagnement social une mesure extraordinaire [7]. La société inclusive se réalisera au prix de cette remise en cause de nos cadres d’interprétation des situations.
[1] Pour une écologie pirate, Fatima Ouassak, La Découverte, 2023
[2] Lire Manifeste pour notre participation, recherche-action Creai IDF, 2024, sur https://www.creai-idf.fr
[3] De la grande exclusion au pouvoir d’agir retrouvé, Carole Le Floch, L’Harmattan, 2021
[4] Les épreuves de la vie, comprendre autrement les Français, Pierre Rosanvallon, Le Seuil, 2021
[5] L’imaginaire de l’inclusion et ses impacts institutionnels, in Associations : les défis de l’inclusion, Robert Lafore, Les cahiers de l’Uniopss, n° 24, mars 2024
[6] Rage d’exister, Philippe Aubert et Sophie Jacolin, ateliers Henry Dougier, 2018
[7] Lire Désinstitutionnalisation : ne nous trompons pas !, Direction[s] n° 225, pp. 42-43
Roland Janvier
Carte d’identité
Nom. Roland Janvier
Fonction. Chercheur en sciences sociales, codirecteur du master Gouverner les solidarités dans les territoires », Sciences Po Rennes pour la Grande École des Solidarités.
Bibliographie. Changer de regard sur les organisations du travail social, une approche par les seuils, l’Harmattan, 2025 ; « L’aller-vers » en travail social, une mutation des pratiques et des organisations, Champ social édition, 2023 ; Vous avez dit « usager » ? Le rapport d’usage en action sociale, ESF éditeur, 2e édition, 2018.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 247 - décembre 2025