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Tribune
La recherche, nouvelle responsabilité des directeurs

05/01/2011

Formateur chercheur en travail social, Stéphane Rullac revendique la nécessité pour les directeurs de développer la recherche en travail social. Et les appelle à négocier les moyens et le cadre nécessaires. Pour que le secteur puisse proposer par lui-même ses théories sociétales.

Le travail social développe une activité scientifique endogène. Cette recherche dite « en travail social » implique directement les cadres de direction qui doivent intégrer cette donne à leur politique managériale quotidienne. En plus d'une nécessaire évolution des compétences à l'échelle des personnels, cette nouvelle exigence se heurte aux limites structurelles internes d'un secteur qui doit évoluer institutionnellement. Bien que posée à l'intérieur du champ du travail social, cette question concerne enfin les responsables politiques et administratifs, qui doivent encadrer cette activité législativement et financièrement. Ainsi, à des enjeux internes aux établissements et services, de natures éthique, technique et méthodologique, l'avènement d'une recherche en travail social ajoute une question de gouvernance. Les cadres de direction sont donc directement sollicités dans leurs capacités à intégrer cette nouvelle activité dans leurs compétences managériales, mais aussi à négocier les nouveaux moyens et cadres dont ils ont désormais besoin.

Des hautes écoles en travail social

L'exposé des contours de l'avènement de la recherche en travail social mériterait un article à part entière. À défaut, nous nous contenterons de donner quelques signes symboliques de cette réalité : la création au Conservatoire national des arts et métiers, en 2001, d'une chaire de travail social préfigure l'ouverture d'un doctorat et l'officialisation de la discipline correspondante. La création du diplôme d'État d'ingénierie sociale (Deis), en 2006, instaure la fonction du cadre développeur producteur de connaissances ; celle, en 2007, de pôles régionaux ressources en travail social, à l'initiative de la nouvellement renommée Direction générale de la cohésion sociale, favorise une recherche institutionnelle, principalement à l'échelle des écoles. L'essor d'associations nationales et internationales pour le développement de la recherche dans le champ du travail social (l'Association française pour des formations universitaires de 3e cycle en travail social, l'Association des chercheurs des organismes de la formation, et de l'intervention sociales, la European Social Educateur Training et l'Association internationale pour la formation, la recherche et l'intervention sociale) renforce la mise en réseau de chercheurs. La pérennisation de revues de recherche en travail social (Forum et Le Sociographe) offre des débouchés éditoriaux. La création de laboratoires de recherche internes aux écoles du travail social offre les moyens d'une production spécifique. La très récente annonce, en juillet 2010, par l'Union nationale des associations de formation et de la recherche en intervention sociale (Unaforis), de la transformation des écoles du travail social en hautes écoles en travail social encourage le développement des activités des formations supérieures reconnues (licence/master/doctorat, postes de professeur, activités de recherches et de publications, partenariats internationaux, etc.). Ces évolutions convergentes posent la question du management appliqué à la recherche et au développement.

Habilitation à diriger les recherches

Cette activité et sa mise en œuvre impliquent d'abord un recrutement de docteurs. Il est à noter que le faible intérêt pour les bac +8 est une exception française, comme le révélait un article du Monde du 8 août 2010 (« Les titulaires d'un doctorat peinent à trouver un emploi »). L'économie française préférait jusqu'alors les niveaux ingénieurs et masters 2. Cependant, dans un contexte d'internationalisation, la France rejoint le reste du monde pour qui le doctorat est la référence en matière d'expertise.

À l'échelle du travail social, cette réticence française explique que ce niveau ne soit pas reconnu par les différentes conventions collectives qui limitent les grilles salariales au niveau master. Ce niveau ne donne donc pas lieu à une ligne statutaire, ni à une fonction à part entière, déclinable par exemple dans une responsabilité de cadres hiérarchiques (directeurs de recherche) ou fonctionnels (chercheurs). Il faudra également ajouter aux grilles la ligne correspondant à l'habilitation à diriger les recherches (HDR), qui s'obtient après le doctorat et qui autorise à diriger des thèses. L'organisation du temps de travail s'avère également problématique. Quel modèle utiliser pour la recherche ? Cette activité peine à s'accoutumer d'un rendu-compte horaire précis. Dans les autres secteurs scientifiques (universitaire, ingénierie, commerce…), la recherche donne souvent lieu à un forfait horaire équivalant à une part majoritaire du temps de travail. L'autre part, formalisée celle-ci, est consacrée à de l'enseignement ou à des taches administratives. À titre d'exemple, un maître de conférences consacre annuellement moins de 200 heures à des activités formalisées. Le reste de son temps de travail étant dévolu à son activité de recherche qui doit donner lieu à une évaluation biannuelle sur projets ; notamment par le biais de publications dans des revues scientifiques. La recherche se forge rarement dans le bureau institutionnel. Cette spécificité amène le chercheur à revendiquer non seulement du temps de travail indéterminé voire aléatoire, mais aussi une présence physique bien souvent rare dans l'institution. Ces questions organisationnelles doivent être posées et réglées nationalement, pour sortir d'une négociation au cas par cas potentiellement source de tensions. Surtout, les modalités de travail doivent acquérir un caractère légal et légitime, afin d'éviter un régime d'exception (par la force des choses car non prévues conventionnellement), qui sont souvent vécues par les autres cadres comme relevant d'un favoritisme individuel.

Financement à trouver

La recherche implique également des moyens qui ne sont pas directement productifs. Le chercheur est en effet un professionnel qui n'est pas dans une prise en charge directe d'usagers ou de professionnels encadrant eux-mêmes ces derniers. Cette différence de positionnement nécessite une évolution de la représentation de la professionnalité dans le travail social, qui jusqu'alors s'enracine dans la prise en charge d'usagers directe ou indirecte. L'enjeu est de reconnaître le chercheur en travail comme un travailleur social. Le Deis a engagé cette évolution en proposant une posture de théoricien de la pratique. Pour le moment, la recherche n'est pas une activité budgétisée pérenne. Cette précarité du financement nécessite des subventions aléatoires, car exceptionnelles, ou un autofinancement particulièrement difficile et usant à garantir (surtout en matière scientifique).

Le recrutement de chercheurs, la coordination et l'évaluation de l'activité scientifique deviennent une responsabilité du directeur. Celle-ci nécessite par conséquent une compétence en matière scientifique. Il ne s'agit pas d'être capable de mener de la recherche, mais d'être en mesure de maîtriser les enjeux de son processus d'élaboration, de sa phase de la commande à l'évaluation, puis de son financement à sa valorisation. L'obtention de financements pour la recherche est aujourd'hui le "nerf de la guerre" de son développement. Il revient aux directeurs de mener cette quête, pour doter enfin le travail social de services de recherche et de développement. À ce titre, les grandes associations, comme par exemple les sauvegardes de l'enfance et de l'adolescence, pourraient utiliser leurs moyens financiers et la variété des terrains professionnels à leur disposition, pour mener de la recherche appliquée aux pratiques de l'ensemble du secteur. 

Dans un projet global

Cet ensemble de responsabilités et de savoirs doit être intégré à la formation des directeurs pour que cette activité s'articule aux autres et participe pleinement au projet global de l'institution. Aussi, le directeur doit être en mesure de négocier les conditions de la recherche à l'échelle du secteur du travail social et plus largement dans le champ scientifique. Cette nouvelle responsabilité implique fondamentalement l'entrée du travail social dans les enjeux de la gouvernance appliquée à la production théoriques et au débat qu'elle suscite. Faute d'une place historiquement démontrée, ce secteur professionnel doit aujourd'hui prouver cette nouvelle légitimité par la qualité de sa production. En dernier lieu, les écoles du travail social doivent bénéficier d'une attention particulière dans cette période de mutation. Les formateurs actuels sont principalement recrutés aujourd'hui avec des masters, dans le meilleur des cas. L'ouverture des hautes écoles en travail social va certainement instituer le statut de professeur en travail social, forcément titulaires de doctorats. Si les directions de ces établissements ne favorisent pas rapidement l'accès des formateurs à la formation doctorale, qui va occuper ces futurs postes ? Le risque est de perdre les compétences acquises par les formateurs, de les déclasser, en plaçant au cœur du notre dispositif de formation des docteurs sans expérience du travail social.

L'enjeu de l'avènement de la recherche en travail social est d'intégrer la compétence de la recherche et du développement, qui jusqu'alors était déléguée aux experts et universitaires. Au-delà d'une adaptation en termes de compétences, d'organisation et de gouvernance, la difficulté est surtout d'accepter que ce secteur accepte de se penser par lui-même, en proposant ses théories au débat sociétal. Cette revendication constitue une révolution dans un secteur dont l'identité repose sur la praticité. 

 

Stéphane Rullac

Carte d'identité

Nom. Stéphane Rullac

Fonction. Formateur chercheur, chargé de recherches à Buc Ressources, coordonnateur du Centre d'études et de recherches appliquées.

Parcours. Éducateur spécialisé, docteur en anthropologie.

Blog. http://stephane-rullac.blogspot.com

Publié dans le magazine Direction[s] N° 81 - février 2011






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