« Simplifier, protéger et accompagner. » Ces derniers mois, face au nombre croissant de défaillances d’entreprises, l’ex-ministre déléguée chargée du Commerce, de l’Artisanat, des PME et de l’Économie sociale et solidaire (ESS) a scandé son mantra pour soutenir les entrepreneurs du pays. Partout sur le territoire, la même urgence, exacerbée pour les quelque 200 000 employeurs de l’ESS. Pour nombre d’entre eux, déjà plombés par les dernières crises (sanitaire, inflation…), le mouvement de réduction des finances publiques entamé par l’État et les collectivités a fini de déstabiliser des modèles fragilisés. Résultat : en 2024, la croissance des effectifs s’essouffle dans la plupart des régions, celle de l’emploi des associations et des coopératives passant ainsi sous la barre des 1 % (+ 1,4 % fin 2023), relève l’Observatoire de l’ESS [1]. Il pointe, en regard, la baisse du nombre d’établissements employeurs. Depuis la fin 2024, tous les clignotants s’affolent. « À l’automne, dès la présentation des orientations budgétaires, on a très vite compris que, si elles étaient votées en l’état, nous aurions besoin d’un appui beaucoup plus construit », raconte Antoine Détourné, délégué général d’ESS France.
Sous la pression des têtes de réseaux, le Gouvernement a donc réagi. L’outil choisi est largement inspiré des dispositifs agiles déployés pendant la crise sanitaire pour soutenir l’appareil productif : une cellule de liaison et d’accompagnement à la main de la délégation ministérielle à l’ESS. Un pont de commandement national qui entend anticiper les difficultés, coordonner l’action des parties prenantes et activer les solutions mobilisables. Têtes de réseau, acteurs de l’accompagnement et du financement, collectivités territoriales, médiateur des entreprises, administrations centrales et services déconcentrés… Autour de la table de la première réunion organisée fin juin, un seul objectif : limiter la casse.
« La préhistoire de la statistique »
Mais pour anticiper les difficultés encore faut-il les voir venir. Premier chantier de la nouvelle cellule : objectiver la sinistralité et en prévoir les évolutions. Pas si simple tant l’État reconnaît lui-même manquer encore de données sur la santé du non-lucratif, onze ans après sa reconnaissance légale… « Observatoires des chambres régionales Cress, têtes de réseaux… Il existe des bouts de données un peu partout, explique le délégué ministériel Maxime Baduel. Nous devons réussir à les consolider et à les faire parler pour comprendre finement la situation économique du secteur et ses tendances, en termes de baisse de chiffres d’affaires ou d’effectifs. Ce pour chaque typologie de structures, chaque secteur d’activité et chaque territoire. »
« Certains indicateurs importants nous manquent, comme le nombre de défaillances d’entreprises, de demandes de reports de charges à l’Urssaf ou même le taux de couverture des besoins sociaux, confirme Antoine Détourné. Le secteur en est encore à la préhistoire de la statistique ! » Sur la base des remontées de terrain et des organismes nationaux (Insee...), un premier état des lieux était attendu à la mi-septembre. Le premier pas vers la construction d’un appareil statistique indispensable pour éclairer la décision publique ? « Quand l’État décide de baisser les crédits pour l’ESS, il devrait avoir la main qui tremble ! Or, il est incapable d’en estimer les conséquences en termes d’emplois, contrairement à ce qu’il est en mesure de faire pour les autres secteurs », reprend Antoine Détourné.
Jouer la complémentarité
Pour soulager les structures, la cellule entend lever les blocages en misant sur la complémentarité. À chaque situation, les bons interlocuteurs. Des gestionnaires du secteur social et médico-social asphyxiés par des budgets en berne ? La présence autour de la table de représentants des caisses Cnaf et Cnam, comme des départements financeurs, devrait aider à rendre l’atterrissage moins brutal. Des associations étranglées, faute de trésorerie suffisante ? Des réflexions associant les principaux financeurs du non-lucratif sont lancées pour renforcer les contrats d’apport associatifs (CAA). Un nombre important de structures se voient refuser le bénéfice du chômage partiel dans un territoire donné ? Un rappel des conditions d’éligibilité du dispositif à la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) peut mettre de l’huile dans les rouages. Un conseil régional qui annonce des coupes drastiques dans ses crédits à la culture ? « Avec les secrétaires généraux Sgar des préfectures et les Dreets, nous pourrons envisager comment compenser au niveau infrarégional, veut croire Maxime Baduel. L’enjeu est de réunir tous ceux qui peuvent apporter des solutions. »
Des territoires imaginatifs
Pour autant, pas question d’une quelconque intervention directe : priorité à la subsidiarité. L’État entend outiller les acteurs de terrain. Lesquels n’ont pas attendu pour réagir, comme en Pays de la Loire où, dès la fin 2024, les économies décidées par la région ont d’abord fait vaciller associations. « L’effet a été immédiat, raconte Chloé Durey, directrice par intérim de la Cress. Sur les champs de la culture, du sport ou de la solidarité, on a vu des baisses jusqu’à - 50 %, voire - 100 % pour 2026. Avec pour effets des départs non remplacés, des coupes pour réduire les charges fixes et maintenant des licenciements économiques… Ce n’est pas encore un raz-de-marée mais, une fois agrégée, la tendance est désormais visible. » Sur la base d’une enquête flash devenue récurrente, la chambre a élaboré des outils à la demande de ses adhérents. Fiches pratiques pour aider à la mutualisation d’un emploi ou de locaux, guide pour recenser les interlocuteurs à connaître selon le statut de l’organisation et le niveau de gravité de ses difficultés, webinaires… Autant d’étayages précieux, réalisés à moyens constants, que le niveau national regarde de près.
Dans les Hauts-de-France, c’est, sans surprise, sur le soutien aux dirigeants désemparés que s’est concentrée l’action de la délégation régionale de l’union des employeurs Udes. Réunis depuis 2023 au sein d’une cellule baptisée SOS employeurs, une poignée de managers locaux leur propose de bénéficier de leur expertise. Une initiative en cours d’essaimage, avec comme objectif la couverture de douze régions d’ici à fin 2026. « Elle repose sur l’idée que le suivi doit s’opérer très en amont, avant même la révélation des difficultés, analyse David Cluzeau, président de l’Udes. L’enjeu est d’identifier, avec le dirigeant en proie aux difficultés, les meilleures pistes pour sa structure, de l’aider à ne pas faire d’erreur et de le rassurer. » « L’idée est de lui offrir un espace où s’exprimer en toute confiance, sans jugement, explique à son tour Christophe Bertin, président de la délégation régionale. Il peut aussi y bénéficier de l’expérience des autres et de leurs carnets d’adresses pour joindre celui ou celle qui, au conseil départemental, à l’Urssaf ou à la région, pourra peut-être aider à débloquer la situation. »
Désormais bien identifiée par les administrations publiques locales, l’instance est devenue pour elles un interlocuteur reconnu. L’embryon de l’écosystème structuré dont manque cruellement le non-lucratif au niveau local ? « Réussir à ce que l’ESS et ses particularités soient enfin identifiées par les Urssaf, les préfectures ou les Dreets reste un enjeu, confirme David Cluzeau. Les Cress et nos délégations régionales tentent certes de faire ce travail, mais sans les moyens des chambres de commerce... » « Celles-ci disposent de véritables chaînes d’accompagnement, d’interlocutions avec les tribunaux de commerce, de correspondants dans les Dreets…, abonde Antoine Détourné. Si l’on considère les activités de l’ESS comme importantes pour le développement des territoires, ses acteurs doivent obtenir des dispositifs de droit commun au moins aussi “staffés” que ceux dont dispose le lucratif ! S’ils n’empêchent pas ses entreprises de faire faillite, c’est quand même plus simple de négocier avec ses créanciers et d’anticiper son rebond quand on se voit désigner les bons interlocuteurs ! »
Des solutions adaptées
Au-delà d’un nécessaire accompagnement, pour beaucoup les besoins sont d’une tout autre urgence. En particulier pour les 50 % d’associations employeuses qui font face à des difficultés de trésorerie [2]. Les financeurs de cette économie d’intérêt général, également mobilisés, sont donc eux aussi priés d’être imaginatifs pour lui redonner de l’air. « Depuis plusieurs mois, la fragilisation des structures est croissante et leurs marges de manœuvre n’existent quasiment plus, témoigne Denis Dementhon, directeur général de France Active qui finance quelque 2 000 structures chaque année. Certaines n’ayant pu anticiper, se retrouvent en crise de trésorerie, qui reste le pire moment pour travailler sérieusement et sereinement. C’est compliqué de mobiliser une gouvernance ou d’accélérer un ancien projet de rapprochement quand on a son banquier au téléphone toutes les heures. Pour renforcer les fonds propres, nous travaillons donc à la création d’un fonds d’avance permettant de donner du temps aux dirigeants, pour éventuellement renégocier avec certains créanciers. Pourront ensuite s’y greffer des dispositifs de conseils et d’accompagnement pour reconstruire un équilibre économique. »
Parmi les partenaires également engagés dans la cellule ? La Banque des territoires, bras armé de la Caisse des dépôts qui consacre environ 100 millions d’euros à l’écosystème ESS, dont 12 aux seuls CAA. « Pour ces prêts à taux zéro, on enregistre un taux de sinistralité d’environ 10 %, explique son responsable du département Cohésion sociale et territoriale, Christophe Genter. Mais c’est un risque que nous acceptons d’assumer par solidarité avec les associations et leurs missions d’intérêt général. »
De moins en moins d’argent public
Pas sûr que ces solutions élaborées pour permettre de passer un cap difficile suffisent. Pour les organisations les plus structurellement dépendantes de l’argent public, l’exercice devrait rapidement atteindre ses limites. « Vu la situation économique du pays et le manque de leviers financiers, il n’y aura pas de solutions miracles sans moyens », soupire Chloé Durey. « Au final, la vraie question sera de savoir qui peut pallier la baisse des subventions, résume Christophe Genter. C’est quand même d’abord à l’État d’aider ces acteurs qui assument un rôle d’intérêt général. In fine, l’enjeu est de transformer les modèles économiques pour les amener à générer des revenus d’activité. » Une petite musique bien connue du secteur. « Une partie de l’ESS y parviendra peut-être, mais les associations qui, par leurs actions, répondent à des besoins, devront bien être financées pour cela ! », balaie Chloé Durey.
« Il va falloir des ruptures, et pas que sur la forme et la méthode », a prévenu le tout nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu, le 10 septembre. Chiche, rétorquent les entreprises de l’ESS qui attendent désormais des « preuves d’amour », comme la nomination à Bercy d’un ministre dédié et la réelle prise en compte de la stratégie ministérielle française attendue à l’automne par la Commission européenne. L’enjeu pour elles désormais : rester en haut de la pile des urgences du Gouvernement. « Derrière la santé économique et financière de nos entreprises, il y a des personnes qui, sur les territoires, ne peuvent plus accéder à leurs droits, prévient Antoine Détourné. La colère gronde, cela va donc très vite devenir un sujet politique. »
[1] Conjoncture de l’emploi dans l’ESS en France – Situation au 2e semestre 2024,note de l’Observatoire national de l’ESS, juillt 2025
[2] Santé financière des Assos,enquête du Mouvement associatif, Hexopée, RNMA et ORVA Hauts-de-France
Gladys Lepasteur
« De la visibilité pour 2026 »
Jean-Jacques Michau, président du groupe ESS au Sénat
« On ne sait pas quel sera l’intérêt porté par le prochain exécutif à la situation de l’ESS, ni même si les travaux de la cellule nationale seront remis en cause. Nous avons pourtant tout intérêt à investir sur ce modèle, dont les entreprises, qui répondent à des besoins sociaux et humains en particulier en milieu rural, sont tout aussi performantes que celles de l’économie traditionnelle ! La priorité doit donc être de nommer des interlocuteurs identifiés pour l’ESS et de lui donner de la visibilité, y compris en matière budgétaire. Or, il reste difficile de savoir ce qu’elle représente en termes de dépenses publiques car, outre la ligne de crédits qui lui est allouée dans le budget de l’État, elle bénéficie d’autres enveloppes – comme les aides à l’emploi notamment. En déterminer le périmètre réel et en chiffrer le montant permettra d’anticiper les effets d’éventuels coups de rabot. »
Quels relais locaux ?
Créer des instances de veille régionales pour démultiplier l’action de l’échelon national : c’est le scénario pour lequel plaide ESS France. Principales missions envisagées pour ces relais locaux ? Mieux informer les entreprises pour les aider à anticiper en privilégiant l’aller-vers et activer les coopérations. Pilotées par les services déconcentrés en lien avec les administrations régionales, ces cellules pourraient être animées par les Cress, « seuls acteurs dotés d’une légitimité incontestable pour apporter des réponses adaptées à la diversité des structures », selon ESS France. Mais avec quels moyens ? Les scénarios financiers proposés sont restés sans réponse du précédent Gouvernement. « L’absence de financements dédiés ne permet pas au national d’avoir un positionnement incitatif », reconnaît la délégation ministérielle. La piste ne semble pas abandonnée pour autant. « Un accompagnement est organisé, via un groupe de travail dédié, pour permettre à chaque territoire de s’organiser selon ses propres modalités », ajoute-t-elle.
Repères
11 octobre : c’est la date de la mobilisation lancée par le Mouvement associatif en réaction aux difficultés.
69 % des associations employeuses présentent des fonds propres faibles, voire inexistants.
Novembre 2025 : la France doit publier sa stratégie nationale de l’ESS, comportant un important volet financement, avant transmission à la Commission européenne.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 245 - octobre 2025