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Tribune
« Gare au harcèlement moral institutionnel »

03/09/2025

L’affaire France Télécom, qui a vu l’entreprise condamnée en tant que personne morale, a eu un effet retentissant. Les dirigeants du secteur ne peuvent l’ignorer alors que le contexte budgétaire exerce sur eux une forte pression, alerte Michel Boudjemaï.

C’est une première. Le délit de harcèlement moral institutionnel lié à des modes de management a été reconnu par la Cour de cassation [1]. Dans cette affaire, la société France Télécom (Orange) a été condamnée à 75 000 euros d’amende. Le président-directeur général et le directeur des ressources humaines ont écopé, eux, d’un an d’emprisonnement avec sursis et 15 000 euros d’amende. Quant au directeur délégué, il a bénéficié d’une relaxe. Pour ce qui est des quatre autres cadres hiérarchiques poursuivis pour complicité de harcèlement moral, deux ont été relaxés, deux autres condamnés à trois mois de prison avec sursis. Conséquence directe de cette politique managériale désastreuse ? Le suicide de trente salariés entre 2008 et fin 2009 sans compter les démissions, burn-out et autres effets délétères recensés. Il ne s’agit donc pas seulement, ici, de condamner des dirigeants ou des supérieurs hiérarchiques pour avoir pratiqué un management déviant. Non, il s’agit de rechercher, en outre, la responsabilité de la personne morale qui a élaboré un système managérial maltraitant en connaissance de cause. Cette évolution jurisprudentielle doit attirer l’attention des gestionnaires du secteur social et médico-social et de leurs cadres dirigeants.

Personne morale responsable : une base légale

L’article 222-33-2 du Code pénal ne vise pas expressément le harcèlement moral institutionnel. Les travaux préparatoires au jugement se sont appuyés sur deux avis : l’un de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH, 29 juin 2000), l’autre du Conseil économique et social (Le harcèlement moral au travail, avis, CES, 11 avril 2001). C’est à leur lumière que la Cour de cassation a précisé qu’ « indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société, constituent des agissements [de harcèlement moral institutionnel ceux] visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».

Il s’agit surtout d’une infraction matérielle, constituée même en l’absence d’intention de nuire de son auteur. Toutefois, il convient de démontrer que l’auteur avait connaissance des souffrances engendrées par les faits de harcèlement perpétrés [2]. Dans un arrêt du 25 juin 2024 [3], la Cour de cassation a confirmé la condamnation d’une directrice d’Ehpad public à cinq mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir pratiqué et poursuivi des méthodes managériales ayant généré de la souffrance au travail.  Pour la juridiction, nul doute sur le fait que l’intéressée « avait été informée, notamment par l’inspection du travail, de l’existence d’une souffrance au travail en lien avec un problème managérial ».  

Un tel management peut entraîner le licenciement (secteur privé) ou la révocation (secteur public) de l’autorité hiérarchique mise en cause. Ainsi, par exemple, une infirmière-coordinatrice d’un service de soins infirmiers à domicile relevant d’un centre communal d’action sociale s’est vue reprocher « un mode de gestion inapproprié de nature à impressionner et nuire à la santé de ses subordonnés, [ce qui caractérise] un comportement rendant impossible [le] maintien [de la salariée en cause] dans l’entreprise » [4].

Un autre exemple concerne l’annulation d’un licenciement provoqué par du harcèlement exercé par le directeur d’un centre de vacances sur ses collaborateurs. La chambre sociale de la Cour de cassation reconnaissant que  les salariés étaient soumis « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe se traduisant, en ce qui concerne M. X., par sa mise à l’écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d'un tableau, et ayant entraîné un état très dépressif ; qu’ayant constaté que ces agissements répétés portaient atteinte aux droits et à la dignité du salarié et altéraient sa santé, elle a ainsi caractérisé un harcèlement moral, quand bien même l’employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de le faire cesser » [5].

Enfin, le harcèlement peut également être ascendant c’est-à-dire exercé par un subordonné envers sa hiérarchie. Hypothèse illustrée par la condamnation d’un éducateur spécialisé coupable d’un harcèlement moral envers un chef de service d’action sociale. Au-delà de cette hypothèse, la Cour retient que l’infraction est également constituée même en l’absence d’un lien hiérarchique entre l’auteur et la victime comme dans le harcèlement entre collègues de travail [6].

Dans tous les cas, l’employeur est tenu à une obligation de moyens dans la protection de la santé et de la sécurité des salariés. Il doit mettre en œuvre toutes les mesures de prévention susceptibles d’empêcher la réalisation de tels risques. C’est seulement à cette double condition qu’il pourra échapper à sa responsabilité.D’où l’indication, lorsque ces faits sont avérés et connus de l’employeur, de prononcer un licenciement pour faute grave.  C’est le seul moyen efficace d’éviter à l’employeur une condamnation future.

Le secteur face au risque d’une « France télécomisation » ?

Pour l’heure, nous n’avons pas connaissance de condamnations de gestionnaires indépendamment de celle de leurs cadres. Néanmoins, un tel scénario est envisageable depuis l’affaire France Télécom. D’une part, le secteur connaît une crise des vocations sans précédent qui se traduit, aussi, par un recrutement de personnels non qualifiés ou insuffisamment expérimentés pour assumer une direction ou des fonctions d’encadrement. En outre, certaines directions confondent validation des acquis de l’expérience (VAE) et formation, ce qui peut les conduire à en faire une utilisation détournée dans le seul but de répondre aux exigences de qualification. De plus, la suppression d’une durée minimale d’expérience pour pouvoir prétendre à une VAE aggrave la situation. Enfin, le secteur privé lucratif a contribué à introduire un modèle économique et managérial dont l’unique but devient la rentabilité, comme l’ont montré certains scandales médiatisés. Autant d’éléments qui doivent rendre vigilants et attentifs. 

D’autre part, le contexte budgétaire exerce incontestablement une forte pression sur les directions : réduction des budgets et des coûts ; mutualisation ; incitation au regroupement ; évaluation continue de la qualité des prestations ; reddition de compte… Les politiques sociales semblent définitivement coûter trop cher, peu importe ce qu’elles rapportent, personne ne semble s’en rendre compte, ni même y prêter attention. Qu’on se le dise : finalement c’est l’usager, le patient, le pauvre quidam qui en subira les conséquences sans oublier les équipes, notamment de direction, coincées entre le marteau et l’enclume.

Tenter d’agir sans les moyens adéquats peut paraître illusoire. Néanmoins, il faut changer le prisme de l’analyse. Au lieu de subir les réductions de moyens, il est temps de s’inscrire dans une volonté forte, coordonnée et publique de démontrer que le secteur produit une valeur ajoutée. Ce, afin que l’intérêt général commande de fournir les moyens nécessaires à l’action pour éviter les surcoûts engendrés mécaniquement par l’absence de prévention et d’accompagnement adaptés aux publics vulnérables. Peut-être est-il temps, comme nous y invitait le diplomate et résistant Stéphane Hessel de s’indigner véritablement.

[1] Crim. 21 janvier 2025, n° 22-87.145

[2] Crim. 13 novembre 2019, n° 18-85.367

[3] Crim. 25 juin 2024, n° 23-83.613

[4] Soc. 14 février 2024, n° 22-14.385

[5] Soc. 10 novembre 2009, n° 07-45.321

[6] Crim. 6 décembre 2011, n° 82.266

Michel Boudjemaï

Carte d’identité

Nom. Michel Boudejemaï

Formation. Docteur en droit public.

Fonctions. Formateur-consultant, spécialiste du droit appliqué au travail social, responsable des enseignements juridiques à l’IRTS Champagne-Ardenne ; professeur de droit à l’université de Reims-Champagne-Ardenne ; chercheur associé du centre de recherche Droit et territoire (CRDT Reims) et du laboratoire de recherche en droit (Lab-LEX Brest).

Publié dans le magazine Direction[s] N° 244 - septembre 2025






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