Ce matin, comme tous les jours à la maison d’accueil spécialisée (MAS) du Nouveau Monde, les professionnels s’affairent. Distribution des petits-déjeuners, toilettes des résidents, nettoyage des locaux et des chambres… Le programme est dense pour les personnels. Cependant, tous ne sont pas en poste. Certains suivent une formation aux gestes de premiers secours : c’est le cas de la lingère. Pourtant, derrière les machines à laver et les sèche-linge, une personne s’active pour sortir les habits et les trier. Il s’agit de Vanessa Slock, salariée des ateliers et chantiers d’insertion (ACI) Métropole, employée par la MAS dans le cadre du projet Colibri.
Ce dispositif expérimental, lancé en janvier 2022 par ces deux établissements de l’association Afeji Hauts-de-France avec le soutien de l’agence régionale de santé (ARS), répond à un constat simple : alors que les structures médico-sociales peinent à recruter, les ACI cherchent des débouchés pérennes pour leurs publics. Pourquoi ne pas faire se rencontrer les deux secteurs ? C’est l’idée qu’a eue Émilie Lengagne, cheffe de service aux ACI Métropole. « Nous avions déjà plusieurs activités d’insertion tournées vers le médico-social du fait de nos relations avec les autres établissements de l’Afeji, telles que le transport des enfants de l’institut médico-éducatif ou le nettoyage des locaux du dispositif MNA. Les salariés en insertion avaient ainsi pu découvrir ces métiers, et plusieurs avaient choisi de s’y engager, raconte-t-elle. En parallèle, j’entendais mes collègues parler de leurs difficultés de recrutement et des problématiques d’absence. J’ai donc profité de mon mémoire de master 2 Gestion des entreprises sanitaires et sociales pour réfléchir à une offre de travail inclusive dans le médico-social, sur laquelle je me suis basée pour le projet Colibri. »
Quatre jours par semaine, Vanessa, Océane, Niouma et Dalila viennent aider le personnel de la MAS, terrain de l’expérimentation, sur leurs tâches quotidiennes. « Mais elles ne sont pas là pour remplacer les permanents ! », précise Bouchra El Mazouar, conseillère en insertion professionnelle (CIP) aux ACI Métropole. Ce que rappelle aussi régulièrement à ses équipes Virginie Bette, cadre de santé de la MAS : « À chaque réunion je réexplique les principes pour qu’il n’y ait pas d’abus : les agents Colibri ne doivent pas faire le travail des professionnels mais apprendre à leurs côtés. Ils ne peuvent jamais effectuer seuls certaines missions, telles que les soins, l’aide au repas ou les transferts. Pour le nettoyage des locaux, la préparation des repas, la gestion du linge ou les promenades avec les résidents, ils peuvent être autonomes si cela sert avant tout leur projet professionnel. » Et, en tout état de cause, s’ils ont été préalablement accompagnés sur ces actions par leur encadrante technique ou un professionnel de la MAS.
Le pied à l’étrier
Le dispositif se veut en effet extrêmement sécurisant. « Il ne s’agit évidemment pas de rajouter de la difficulté aux difficultés, comme certains ont pu le craindre au démarrage, souligne Émilie Lengagne. Il est donc très important de bien borner les choses. » Dans un premier temps, les agents Colibri sont embauchés sur un contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) de quatre mois, comme assistants non diplômés auprès des personnes en situation de handicap. « Ils doivent avoir un projet, même un peu flou, autour de l’aide à la personne. Nous leur faisons visiter l’établissement afin de voir s’ils se sentent suffisamment à l’aise avec le monde du handicap », retrace Bouchra El Mazouar.
Les agents Colibri sont ensuite intégrés et encadrés au quotidien par l’infirmière Marionne Amor, rattachée aux ACI Métropole. « Elle est notamment chargée de travailler avec les agents sur leurs savoir-être (ponctualité, posture, respect de la hiérarchie, relation aux usagers) et leurs savoir-faire (transmission du geste), précise Émilie Lengagne. Elle organise également leur planning hebdomadaire selon les besoins de l’établissement et anime les temps collectifs pour rassurer et rappeler le cadre d’intervention. » Quant aux professionnels de l’établissement, ils sont sollicités pour transmettre leurs connaissances et compétences « métier », jouant ainsi le rôle de tuteur. Mais « rien n’est imposé, ni pour nous ni pour eux, souligne SamRang Phetsinghane, aide médico-psychologique à la MAS. Cela se fait naturellement.Cela dépend de leur motivation et de ce qu’ils ont envie de faire ».
Au cours des premiers mois dans la structure, la CIP évalue l’intégration des agents Colibri et s’attache à lever leurs freins périphériques à l’emploi. « Il s’agit de tout ce qui les empêche d’y accéder : problèmes administratifs, de logement, de santé, de mobilité ou de garde d’enfants », détaille Bouchra El Mazouar. Une problématique essentielle pour les femmes, notamment visées par le projet. « Nous avons souhaité répondre à leurs besoins spécifiques car c’est un public rarement touché par les dispositifs d’insertion par l’activité économique du fait du type de métier habituellement exercé (bâtiment, espaces verts…) », remarque Émilie Lengagne. Les horaires ont donc été adaptés et les mercredis ne sont pas travaillés. « Émilieet Bouchra m’ont énormément aidé à résoudre toutes mes difficultés, notamment à concilier le professionnel et le personnel, atteste Dalila Rai, mère célibataire de 22 ans ayant arrêté l’école en cinquième. Avant je n’étais que maman. Ce travail a été un gros coup de pouce pour me faire rentrer dans la vie d’adulte. »« Ces aménagements leur permettent de remettre le pied à l’étrier, pointe Bouchra El Mazouar. Mais je leur explique bien sûr que, dans la réalité, les horaires ne sont pas les mêmes et qu’il faut trouver des solutions pour s’y conformer. »
En immersion
À l’issue des quatre mois, un deuxième CDDI de huit mois est généralement signé, afin de travailler sur leur projet professionnel. Ce dernier se dessine petit à petit, au contact quotidien des équipes pluridisciplinaires de l’établissement et grâce à l’accompagnement de leur encadrante et de la CIP. Des périodes d’immersion dans d’autres établissements, des stages et des formations, de remise à niveau ou qualifiantes, sont alors organisés. Dalila a choisi de s’orienter vers la profession d’aide-soignante. Elle s’apprête ainsi à commencer un contrat d’apprentissage avec l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Gilbert Forestier, également géré par l’Afeji. « C’est l’accomplissement de mon parcours et une grande fierté pour moi, confie-t-elle. Mon expérience à la MAS m’a permis de me projeter plus sereinement dans mon avenir professionnel. » De son côté, Vanessa Slock achève sa formation de maîtresse de maison et vient d’être contactée pour passer deux entretiens sur des postes en contrat à durée indéterminée. « J’ai beaucoup appris au contact des professionnels, et j’ai été très bien accompagnée par Marionne, Bouchra et Émilie, raconte-t-elle. J’ai vraiment pris confiance en moi et, alors que je suis arrivée avec des pieds de plomb, je suis désormais capable de gérer deux maisons [1] en même temps. Je n’ai plus besoin de personne derrière moi. »
L’émergence de vocations
Après deux ans d’expérimentation, le projet Colibri semble pour le moins être concluant. En atteste notamment le taux de sorties positives des salariés en insertion, vers l’emploi ou la formation diplômante, qui s’établit à 80 %. Et pour certains, l’expérience a révélé de véritables vocations. C’est le cas d’Hadjer Andries, embauchée en février 2022 comme agent Colibri et dont c’est aujourd’hui le premier jour en tant qu’aide-soignante diplômée dans la MAS. « Avec elle la boucle est bouclée, s’enthousiasme Virginie Bette. Je l’ai embauchée après sa formation. C’est avantageux pour tout le monde : elle connaît déjà le personnel, les lieux, les résidents, et nous on recrute quelqu’un en qui on a toute confiance ! » « Mon expérience à la MAS s’était très bien passée, et j’avais envie de revenir exercer ici, confirme Hadjer. J’ai en effet beaucoup de plaisir à travailler avec les personnes en situation de handicap. J’arrive à les comprendre. »
Un plus pour les résidents
Du côté des professionnels, l’expérimentation paraît également avoir levé les premiers doutes et prouver son intérêt. « Lorsqu’une maîtresse de maison manque, celle qui reste est rassurée de savoir qu’elle peut s’appuyer sur un agent Colibri pour l’aider dans son travail, illustre Virginie Bette. Quand ils ne sont pas là, le personnel de la MAS le voit d’ailleurs tout de suite. »« Notre métier n’est pas facile tous les jours donc c’est agréable de pouvoir être aidé, confirme SamRang. Et quand la personne est curieuse et souriante, c’est un véritable plaisir de partager nos connaissances. » Pour Morgane Dos Santos, aide-soignante à la MAS depuis trois ans, le projet est également « un plus » pour les résidents. « Lorsque les agents Colibri nous remplacent sur certaines tâches, nous pouvons passer plus de temps avec eux, se félicite-t-elle. À l’inverse, lorsque nous sommes occupés à faire des toilettes, les agents en profitent souvent pour les emmener en promenade. »
Aujourd’hui, le projet entre dans une nouvelle phase. Il prendra prochainement ses quartiers dans l’Ehpad voisin et une mission d’essaimage menée par l’Afeji et l’Uriopss Hauts-de-France, sur les territoires d’Amiens, d’Arras et de Valenciennes, est actuellement à l’œuvre, avec le soutien de l’ARS Hauts-de-France. « L’objectif est d’élargir le dispositif à davantage de personnes et d’identifier un modèle économique viable et pérenne, car nous souhaitons qu’il perdure », fait savoir Anne Créquis, directrice de l’offre médico-sociale à l’ARS. Un vœu partagé par les prescripteurs, et notamment par Stéphanie Hugot, conseillère en insertion socioprofessionnelle à la mission locale d’Armentières. « Ce projet est formidable car il ne permet pas uniquement aux personnes éloignées de l’emploi de signer un CDDI, mais bien de se projeter dans l’avenir et d’accéder à un emploi durable. Ce qui est notre objectif premier. »
Le jury a aimé
Un projet gagnant-gagnant enthousiasmant qui affiche des résultats probants, avec un accompagnement pas à pas vers les métiers du secteur.
En chiffres
- Depuis 2022, 16 salariés « en transition » accompagnés
- 4,3 ETP « Colibri » en moyenne, 1 encadrant technique, 1 CIP
- Sur un an, le projet représente 7 000 heures d’appui aux prestations de service de la MAS (aide logistique, animation…)
- 10 % du temps de travail dédiés à la formation externe et aux stages
- 60 % de sorties vers l’emploi et 20 % vers la formation diplômante AS/AES
- Le projet, financé notamment par les aides au poste, affiche un reste à charge de 39 000 euros (pris en charge par l’ARS Hauts-de-France).
[1] La MAS du Nouveau Monde est composée de quatre « maisons » distinguées par couleurs.
Élise Brissaud - Photos : Thomas Gogny pour Direction[s]
« Les difficultés des uns peuvent être des solutions pour les autres »
Sophie Vallenduc, directrice de territoire métropole lilloise, Afeji Hauts-de-France
« Le projet Colibri est important à plus d’un titre. Il permet tout d’abord à des personnes éloignées de l’emploi de retrouver confiance en eux et de découvrir un large panel de métiers susceptibles de les intéresser. Les résultats très positifs sont notamment dus à l’énorme travail d’accompagnement qui est effectué et à la bienveillance de tous les professionnels à l’égard des agents Colibri. Le projet a fonctionné car tout le monde était partant. Par ailleurs, le dispositif est avantageux pour les établissements médico-sociaux eux-mêmes, puisqu’il permet de répondre en partie à la pénurie de personnels qu’ils rencontrent. Et qui de mieux placés que les associations pour trouver des solutions à ce problème ? À ce titre, le projet souligne également l’importance du territoire. Celui-ci donne en effet la possibilité aux directeurs d’être informés des problématiques d’autres directeurs et de transformer les difficultés des uns en solutions pour les autres. Il faudrait un financement de ce type de projet dans tous les établissements. »