Comme dans tous les foyers, le cœur battant de la maison Odense se trouve dans la cuisine, lieu propice aux confidences et au partage autour du repas. Celle-ci est grande : en son centre trône une immense table pouvant accueillir près d’une trentaine de personnes.
Ce matin frisquet de début février, la pièce sent bon les viennoiseries et le café. Les huit participants de cette journée dédiée aux aidants arrivent petit à petit. Au programme du jour ? Atelier de composition florale animé par un fleuriste de la commune, partenaire du lieu, déjeuner raclette, atelier de fabrication d’un baume à lèvres et crêpes party pour le goûter (Chandeleur oblige). Les aidants se saluent chaleureusement, prennent des nouvelles les uns les autres. Puis, rapidement, ils se mettent en place autour de la table pour la première activité de la journée.
Un lieu unique
« Il peut sembler facile de réunir des personnes pour partager un bon moment mais, pour les aidants, accepter de prendre du temps pour eux, de faire des activités avec des personnes qu’ils ne connaissent pas toujours, ce n’est pas évident », commente Stéphanie Lecuyer, directrice du développement au sein de l’Afeji Hauts-de-France, association gestionnaire qui a travaillé sur la genèse de ce projet.
La Maison Odense est un lieu unique en France. Elle s’adresse aux aidants habitant sur le territoire du Val de Sambre, dans les Hauts-de-France. Inspirée d’un dispositif né dans la ville d’Odense, aux Pays-Bas, il y a une douzaine d’années et qui se développe (trente et une maisons à ce jour, seize en cours), le projet version française a démarré à titre expérimental en 2020 dans le cadre du projet européen Monument (lire l’encadré ci-dessous). « C’est un territoire rural, étendu, comptant de nombreuses familles aux revenus modestes, rapidement isolées, qui n’ont pas accès à tous les services disponibles dans les grandes villes. Tout cela fragilise d’autant la position déjà délicate d’un aidant », décrit Stéphanie Lecuyer.
Une philosophie originale
La Maison Odense n’est pas estampillée « médico-sociale ». Sa philosophie est tout autre : « C’est une maison ouverte, sans adhésion, ni lien contractuel ou d’obligation pour les aidants. On ne pose pas de question ni de diagnostic quand ils viennent. Il n’y a pas d’orientation MDPH, ni d’ordonnance. Ils peuvent venir une fois et ne plus jamais revenir, ou venir à chaque atelier. C’est libre, détaille Stéphanie Lecuyer. Nous n’ajoutons pas de charge mentale à ces personnes qui en ont déjà beaucoup. Ce qui permet de venir quand ça peut procurer quelque chose, quand l’esprit est à peu près disponible. »
Ce pas de côté, qui fait son originalité, est assumé avec la conscience du bénéfice d’une telle démarche : en favorisant le bien-être des aidants, la Maison Odense participe au maintien à domicile des aidés. Comme pour les soignants, un aidant apaisé sera apaisant. « Le maintien à domicile, ce n’est pas que la personne aidée, le matériel, etc. C’est aussi permettre à l’aidant de vivre des moments comme ceux proposés par ce dispositif. Car quand il rentre chez lui, il va mieux, il est donc plus à même d’aider son proche », poursuit Ismaël de Freitas, directeur du complexe Personnes âgées du Hainaut-Cambrésis de l’Afeji Hauts-de-France, qui comprend la plateforme de répit dont dépend le dispositif aujourd’hui.
Pour l’association, être retenue dans ce projet européen a aussi représenté une chance. Des professionnels ont pu se rendre chez des partenaires à l’étranger afin d’échanger sur leurs pratiques et revenir avec des idées. L’occasion de « tester de nouvelles solutions, d’échanger sur les pratiques européennes, et d’enrichir les nôtres dans une démarche d’amélioration continue », pointe la directrice du développement, qui insiste sur ce levier d’attractivité.
Comme à la maison
Avec une pause dans sa mise en place du fait du Covid, le projet a redémarré en 2021. Le premier chantier a consisté à trouver un local. C’est à Hautmont, commune rurale de 15 000 habitants, qu’ouvre la Maison Odense à l’été 2022. Le lieu répond à tous les critères : un arrêt de bus est situé juste en face, la gare ferroviaire se trouve à cinq minutes à pied et l’espace permet d’aménager une grande cuisine et un salon cosy. Le financement européen, de novembre 2021 à mars 2023, a permis l’embauche de Sophie Bouthemy comme animatrice à mi-temps. Son rôle : « Faire vivre le lieu, recruter et fédérer des bénévoles, nouer des partenariats avec des acteurs locaux, notamment la commune. Et surtout, faire venir des aidants », décrit la jeune femme. Pour les trouver, elle s’est rendue sur les marchés, à l’entrée des magasins, à des forums d’associations. « Je leur disais que c’est comme à la maison. On peut venir y boire un café, échanger, partager des bons moments tout simplement et sortir de son quotidien quelques heures », se souvient-elle. L’objectif était notamment de toucher des personnes en dehors des circuits habituels, qui n’étaient pas identifiées par les dispositifs existants et qui ne se considéraient pas eux-mêmes comme des aidants.
La vie à la Maison Odense se met alors en place : le lieu est ouvert trois après-midi par semaine, davantage aux moments forts de l’année (Noël, Pâques…), pour des activités grâce aux partenariats noués sur le territoire, mais aussi des actions de sensibilisation sur la maladie d’Alzheimer. Quelques bénévoles, parmi lesquels Sabrina Mimoune, participent alors activement à animer le lieu. Elle qui a travaillé dans l’aide à domicile avant de s’arrêter pour élever ses enfants, raconte ces premières heures : « Beaucoup d’aidants attendaient ces moments, nous aussi. Des liens se sont créés, on partageait des expériences. Parfois, on avait du mal à quitter les lieux. On se disait qu’on avait participé à quelque chose. C’était bon. » Sophie Bouthemy abonde : « Les aidants ne viennent pas forcément pour des activités. Juste pour souffler, pour avoir un endroit où aller et repartir un peu plus léger. »
Pour tous les aidants
Au terme du financement européen en mars 2023, le projet a évolué dans son fonctionnement, tout en conservant son esprit. D’abord, l’association a étendu son accueil à tous les aidants de personnes vulnérables, ne se limitant plus aux proches de malades d’Alzheimer. Si le poste de l’animatrice et le recours aux bénévoles ont été supprimé, la Maison Odense dépend désormais de la plateforme de répit de l’association (lire l’encadré ci-dessous) et ouvre les jours où des activités sont prévues. Deux psychologues et deux assistantes de soins en gérontologie (ASG) y organisent les activités en groupe : ateliers de cuisine, moments de bien-être (sophrologie, massage, réflexologie), ateliers de composition florale, repas, souvent avec des partenaires locaux… D’ailleurs, pour les professionnels, c’est « aussi une façon de prendre l’air, de voir un autre public, d’avoir d’autres rapport avec les bénéficiaires », souligne ainsi Ismaël de Freitas.
Rêver, s’évader
Retour dans la cuisine. Après l’atelier de composition florale, tout le monde met la main à la pâte pour installer les appareils à raclette et mettre la table. L’assemblée est grande et l’ambiance à la bonne humeur. Des membres de la direction, les psychologues de la plateforme de répit, les aidants, Sabrina Mimoune la bénévole et Sophie Bouthemy l’ancienne animatrice, toutes deux venues pour l’occasion, partagent ce repas dans une atmosphère chaleureuse. La discussion s’anime d’un coup autour de Madère. En évoquant cette île portugaise au large des côtes africaines, les uns imaginent le contenu de leur valise, les autres la chaleur du soleil ou les saveurs de ses spécialités. « Ils peuvent rêver, tout est possible. Ils peuvent se projeter autrement que dans la relation aidant-aidé », souligne Élodie Caron, psychologue gérontologue de la plateforme de répit.
Maria, pimpante quinquagénaire, s’est occupée au quotidien pendant trois ans de son mari qui a perdu son autonomie, avant qu’il n’intègre un Ehpad. Elle apprécie les moments partagés à la Maison Odense, qu’elle a découverte au printemps 2023 : « Ici, on se sent exister, on voit d’autres personnes, on rigole, on oublie, des gens s’occupent de nous. Quand on se retrouve, on ne parle pas de notre quotidien, on parle de voyages, on s’évade », s’enthousiasme-t-elle. Même si la réalité n’est jamais loin non plus. Comme pour s’excuser de passer un bon moment, elle explique la difficulté d’être aidante au quotidien : « Pendant ces années, j’étais devenue quelqu’un d’autre, mais je ne m’en rendais pas compte. Je ne dormais plus. J’étais agressive et irritée. Je ne prenais pas mes rendez-vous médicaux. Je m’oubliais. À un moment, je me suis sentie très seule, je ne parlais pas à mes amis, ils ne pouvaient pas comprendre. Et puis, on se sent très coupable quand on est aidant. J’ai eu des idées noires. Je voyais ma vie finie », décrit-elle dans un seul souffle.
Retrouver la santé physique et psychique
Pour elle comme pour les autres aidants, la Maison Odense est bien plus qu’un lieu d’activité : c’est un endroit à part, qui leur est dédié, où ils s’autorisent à être des personnes en dehors de leur relation aidant-aidé. « C’est devenu leur espace. Un aidant est surchargé cognitivement et psychiquement. Ici, il n’a pas à penser, tout est fait pour que ce ne soit pas une contrainte. Bien qu’ils disent ne pas avoir besoin de parler, ils viennent déposer leurs émotions, qu’ils ne ramènent pas chez eux. Ils cherchent aussi à rencontrer des aidants, à parler sans jugement avec des gens qui les comprennent, qui vivent les mêmes choses », analyse Élodie Caron. Et de résumer : « La Maison Odense permet aux aidants de prendre soin de leur santé physique et psychique et de prendre du temps pour eux. »
Ce dispositif répond à un véritable besoin et il impacte la vie des aidants. C’est pourquoi, au sein de l’Afeji Hauts-de-France, l’ambition est de maintenir et développer le lieu avec l’objectif d’y regrouper tout un panel de services pour les aidants, qui ne sont pas encore tous identifiés. « Cela dépendra aussi des appels à projets et des projets européens », précise Stéphanie Lecuyer. Déjà, le lieu a été labellisé Café des aidants. Ismaël de Freitas complète : « Ce n’est que le début. Il faut encore trouver la bonne formule. Mais il doit rester un lieu cocooning, informel, sans connotation médico-sociale. »
Alexandra Luthereau - Photos : William Parra pour Direction[s]
« Un effet positif sur l’isolement, le sentiment d’anxiété et la charge mentale »
Coline Fertin, coordonnatrice des projets européens, Afeji Hauts-de-France
« Monument [1] est un projet européen, financé dans le cadre du programme Interreg2Seas, qui regroupe douze partenaires dans quatre pays (Angleterre, Belgique, France et Pays-Bas). Il a permis d’expérimenter cinq maisons Odense, et d’évaluer leurs résultats. En France, nous sommes partis de zéro, avec l’appui de l’expertise néerlandaise. Nous avons fait notamment un voyage d’étude au sein de la première Maison Odense. Outre l’ouverture de ce lieu, le projet prévoyait l’expérimentation de solutions technologiques, choisies en fonction des besoins exprimés des aidants. Ici, nous avons testé une tablette simplifiée connectée à la télévision et un masque thérapeutique pour faciliter l’endormissement. Le projet Monument a été financé à hauteur de 590 000 euros pour un peu plus de trois ans, une somme qui comprend l’expérimentation de la Maison Odense, les voyages d’étude, les frais de personnel et de fonctionnement. L’université de Lille était également partenaire pour évaluer son impact. Il a été mis en évidence un effet positif sur l’isolement des aidants, ainsi que sur le sentiment d’anxiété et de charge mentale. Tous les partenaires ont également souligné l’importance d’un dispositif construit pour et avec les personnes. »
[1] More nurturing and more empowerment nested in technology
« Des prestations à domicile ou en groupe »
Élodie Caron, psychologue, Afeji Hauts-de-France
« La plateforme de répit agit sur l’ensemble du territoire Sambre-Avesnois, avec des prestations à domicile ou en groupe. Quand une famille nous appelle, nous faisons une première visite chez elle. Nous interrogeons l’aide humaine, technique, administrative, financière existante pour évaluer les manques. En fonction, nous présentons nos missions et services ou nous orientons vers d’autres dispositifs. C’est dans ce cadre que nous présentons la Maison Odense. Nous sommes là pour écouter, conseiller, informer, orienter. La plateforme propose des services, comme des moments de répit à domicile assurés par des ASG ou des haltes répit, qui permettent notamment à l’aidant de participer aux activités de la Maison Odense, en s’y rendant avec son proche aidé, qui sera pris en charge par l’une de ces professionnelles. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 228 - mars 2024