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Tribune de Jean-Claude Dupuis et Roland Janvier
« Assumons la complexité organisationnelle »

03/02/2021

Comment « débureaucratiser » les organisations du secteur ? Jean-Claude Dupuis et Roland Janvier optent pour le partage du pouvoir de dire et de faire, via la mise en œuvre du principe de subsidiarité et la nécessité de délibérer, d’expérimenter… Afin de promouvoir la démocratie au sein même des organisations.

Penser le management en action sociale revient à poser le pied dans un champ de tensions où des conceptions divergentes s’affrontent en permanence sans véritable écoute et mise en dialogue. Le « client » ou « l’administré » contre « l’usager partie prenante » : ce vieux clivage, qui oppose la prétendue dynamique de la relation marchande à la pesanteur des rapports administratifs, refait surface sous la plume des thuriféraires du néolibéralisme et de sa transposition dans le secteur social et médico-social. Ces auteurs nous resservent les recettes copiées-collées du monde industriel de la fin du siècle dernier (re-engineering, lean management…). Lesquelles se sont pourtant, depuis, révélées peu à même de faire vivre des organisations salubres et performantes, autrement dit soutenables, à commencer pour les cadres censés supporter ces modèles.

S’il est essentiel de « débureaucratiser » les organisations du travail social, ce n’est sûrement pas pour les placer sous le joug de la dictature quantitative centrée sur les mythes de la qualité et de la performance. À suivre cette chimère, le cercle vicieux qui s’impose alors part de l’usager-client, convoque sa satisfaction (immédiate) et dégrade ainsi l’accompagnement (qui signifie « faire chemin ensemble ») en un simple apport de « solutions » qui prennent la forme de « prestations » ou de « bouquets de services ».

Entre l’impasse du client et l’ornière de l’administré, une troisième voie mérite d’être défendue qui s’inspire de l’héritage de l’économie sociale et solidaire : l’usager est partie prenante de l’organisation et de l’action qu’elle conduit. À ce titre, il coopère pleinement à la délibération collective. Non sans conséquences sur le travail et les organisations qui le soutiennent.

Entreprise marchande contre entreprise délibérée

L’attrait de certains auteurs, consultants, formateurs ou dirigeants pour le re-engineering voile, sous couvert de réponse aux besoins, une instrumentation gestionnaire au service de la conception et du pilotage d’une organisation « orientée client ». Ce nouveau pouvoir de l’ingénieur et cette pensée instrumentale qui ont pris les commandes du travail d’organisation dans le champ, tant à l’échelle macroéconomique que microéconomique, sont assez éloignés des cultures et références du travail social. Ces soi-disant modernisateurs de l’action sociale assimilent en réalité structure et organisation, hiérarchie et pouvoir… Ancrés dans une pensée managériale techniciste, linéaire, néobureaucratique, ils sont convaincus qu’une reconfiguration des règles formelles, de la division et de la coordination du travail suffirait pour construire des organisations mieux à même de répondre aux défis qui se posent aujourd’hui au travail du social.

L’expérience démontre qu’une telle vue est naïve, niant les objections du réel et les conflits qu’il suscite. Débureaucratiser invite plutôt à faire vivre des organisations coopératives. Et, cela ne va pas de soi. La coopération présuppose pour les acteurs d’accepter de dépendre des autres et donc de renoncer à l’indépendance et aux protections offertes par le travail en silos. La fabrique de la coopération horizontale et verticale appelle l’ouverture à l’autre, au risque de la blessure [1] et du conflit, l’écoute et la discussion, la confiance… Elle suppose également des espaces de travail ouverts, des instances de mise en débat des orientations et des pratiques, des conditions de travail permettant l’initiative et laissant des marges de manœuvre aux acteurs.

Cette forme d’entreprenariat, en rupture avec les conceptions classiques, repose sur un « professionnalisme délibéré [2] ». C’est-à-dire, sur des processus organisationnels qui visent intentionnellement, d’une part la promotion du professionnalisme, et d’autre part, un partage dudit professionnalisme entre les principales parties prenantes de l’organisation. Cette visée renvoie fondamentalement à l’autonomie, au sens du « pouvoir de dire » ce qu’est un travail de qualité et, lié, d’activer son « pouvoir de faire ». Le « professionnel » est une personne qui, confrontée à des situations données ou des problèmes, sait quoi faire et comment faire.

Faire ensemble suppose d’assumer la conflictualité

Mais ce « savoir-dire et faire », spécifique aux cultures du travail social, est source de conflictualité. Car il s’appuie sur le croisement de références théoriques et d’expériences, ainsi que sur un « art du bricolage » (la mètis grecque) face à des consignes de plus en plus prégnantes (recommandations de bonnes pratiques professionnelles, procédures, indicateurs de performance, etc.). En réalité, les professionnels savent composer avec cette « protocolisation » du travail pour garantir la pertinence de leurs actions.

Ces tensions renvoient à cette notion chère à Yves Clot du « travail bien fait ». Cette préoccupation pose de plus en plus de problèmes de conscience alors même que le discours sur la qualité est omniprésent. La conscience professionnelle est pourtant le trait d’union entre santé et efficacité du travail. Elle est aujourd’hui malmenée, aussi bien à l’intérieur des collectifs qu’entre ces derniers et la hiérarchie. Quand le dialogue sur ces questions est refoulé, le professionnalisme s’en ressent.

Par professionnalisme délibéré, il faut tout à la fois entendre la volonté déterminée des acteurs à agir et leur capacité collective à débattre sur l’action en question. Il ne s’agit pas là de ces sacro-saintes bonnes pratiques, mais d’un art de la dispute professionnelle : toute clinique reste définitivement discutable, au sein de l’équipe, avec les usagers, pour l’institution et plus largement encore. C’est le sens d’une perspective d’action soucieuse de développer le métier à l’opposé de tout corporatisme, tourné vers l’usager. Mais cela commence entre collègues. Délibéré désigne à la fois le choix clair du bien faire et le souci du dialogue. On peut alors parler de performance dialogique.

L’idée de professionnalisme délibéré est donc consubstantielle à celle d’un processus de démocratisation des organisations sociales et médico-sociales devant se concrétiser par un partage de l’autonomie institutionnelle et technique. Cela implique, par exemple, de donner droit de cité aux savoirs expérientiels et profanes à côté des savoirs professionnels et académiques. Cette triple expertise appelle le développement d’une culture de la conflictualité qui ouvre la voie d’un management fondé sur la confrontation des savoirs, des cultures et des positions.

Fabriquer des organisations coopératives

S’il apparaît souhaitable de (re)penser les organisations du travail social, les voies pour le faire divergent cependant clairement. Tout le monde atteste qu’il convient de développer des organisations matricielles souples sur le modèle, par exemple, de l’entreprise néerlandaise Buurtzog mise en exergue par Frédéric Laloux [3]. Or, celles-ci inspirent tout autant les promoteurs d’organisations coopératives que les défenseurs de plateformes de services reproduisant les formes traditionnelles d’entreprises centrées sur les clients. Ces derniers n’intégrent pas les transformations des relations de travail que suppose une organisation systémique faisant le pari de la subsidiarité et reposant sur un « management de soutien » et « distribué » [4].

Comment peut-on promouvoir le re-engineering et soutenir en même temps le modèle matriciel et coopératif ? Ce brouillage des repères théoriques et ce maquillage des idéologies sous-jacentes semblent plutôt manifester une faille stratégique, une fuite devant la complexité des organisations. Là où il s’agit de faire droit à la nécessité de délibérer, d’expérimenter, d’enquêter collectivement pour tenter de faire vivre une connaissance active et pluraliste susceptible de prendre soin de la complexité des systèmes, ces auteurs prétendent apporter des solutions clé en main, simples et efficaces.

S’il apparaît donc que l’adhésion au modèle d’organisations plus matricielles ne règle pas l’ambiguïté managériale, pouvant être autant au service de formes classiques de distribution du pouvoir selon une conception néolibérale de celui-ci, que porteuses d’innovations organisationnelles plus ouvertes, il nous faut clarifier le débat.

Deux options managériales font la différence. Tout d’abord, l’intérêt de radicaliser le principe de subsidiarité dans les relations fonctionnelles, ce qui remet en cause le tropisme de centralisation et de coordination, fondement de l’entreprise classique. La mise en œuvre du principe de subsidiarité se révèle être, en effet et à l’expérience, une voie possible, à même de rénover les organisations matricielles classiques et d’y introduire la dose de coopération manquante. La subsidiarité est un principe connu depuis des siècles en Occident qui consiste à renverser la pyramide organisationnelle. Il vise à promouvoir un management de soutien. Les managers sont, en conséquence, invités à laisser faire autant que possible et à intervenir autant que nécessaire. Le principe de subsidiarité invite, également et de façon complémentaire, à faire de l’équipe semi-autonome ou autonome l’unité de base de l’organisation. Cela aboutit à des structures où la coordination cède le pas à la coopération verticale et horizontale. On est donc loin des préceptes du re-engineering. La coopération ne se décrète pas via une refonte des processus. Les entreprises industrielles l’ont appris à leurs dépens. Elle appelle des organisations sciemment floues, assumant la dépendance et la conflictualité de leurs parties prenantes.

Enfin, et peut-être surtout, la nécessité de prendre en compte l’usager en tant que sujet politique et les situations qu’il vit comme des questions politiques. La personne accompagnée, concernée, accueillie ou bénéficiaire, quelle que soit la manière dont on la désigne, est d’abord une personne titulaire de droits, un citoyen de plein exercice. Ce postulat éthique est aussi une option politique qui a des incidences sur l’action à conduire mais également sur la manière de penser l’organisation qui la porte. Les questions sociales sont politiques – ce qui suppose d’intégrer une analyse socio-politique et économique de la situation des usagers – et les organisations du travail social doivent promouvoir, en leur sein, la démocratie entendue comme un ensemble de comportements se caractérisant par une participation pleine et entière des citoyens aux débats et aux décisions qui les concernent. L’instrumentalisation des établissements et services sociaux et médico-sociaux en plateformes de services dépolitise les questions sociales, alors que c’est à une conception politique des organisations que nous devons nous atteler.

[1] Lost in management and economics, lesdits réformateurs devraient s’ouvrir à l’histoire de la pensée managériale et économique et à l’histoire des organisations. Voir par exemple, l’ouvrage d’un économiste italien : La blessure de la rencontre. L’économie au risque de la relation, Luigino Bruni, Nouvelle Cité, 2014.

[2] Le travail peut-il devenir supportable ?, Y. Clot, M. Gollac, Armand Colin, 2014.

[3] Reinventing organizations : vers des communautés de travail inspirées, F. Laloux, Diateino, 2015.

[4] Manager. Ce que font vraiment les managers…et ce qu’ils pourraient faire mieux, H. Mintzberg, Vuibert, 2014.

Jean-Claude Dupuis et Roland Janvier

Carte d'identité

Jean-Claude Dupuis, docteur en sciences économiques, HDR en sciences de gestion, professeur à l’Institut de gestion sociale et conseiller scientifique d’Arobase Formations.

Dernier ouvrage : Le management du travail dans le secteur social et médico-social. Concilier performance, santé et qualité de vie au travail, ESF Éditeur, 2018.

Roland Janvier, docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur en sciences sociales. Dernier ouvrage : Vous avez dit usagers ? Le rapport d’usage en action sociale, ESF Éditeur, P2018. www.rolandjanvier.org

Publié dans le magazine Direction[s] N° 194 - février 2021






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