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Tribune
« Protection de l’enfance : mon parcours de résilience »

04/06/2025

Le placement n’est pas une fatalité, insiste Isabelle Rodriguez. Aujourd’hui directrice d’établissement, elle raconte comment son expérience d’enfant confiée aux services sociaux a nourri ses convictions et son engagement professionnel. Grâce à des éducateurs bienveillants et à un accompagnement structurant, cette épreuve peut se muer en force.

En France, 400 000 enfants ont besoin de protection [1]. Derrière ce nombre se cachent des parcours de vie marqués par des épreuves mais aussi par des renaissances. Trop souvent perçue comme un dernier recours, une réponse administrative aux défaillances familiales, la protection de l’enfance est pourtant bien plus qu’un filet de sécurité. Si l’on cesse de voir le placement comme une fatalité, il peut devenir un tremplin : une opportunité de reconstruction, un espace où l’enfant, l’adolescent, peut se réinventer, se détacher de schémas familiaux traumatiques et se projeter autrement. Mais cette transformation n’est possible que si l’accompagnement est adapté, bienveillant et structurant. Mon parcours personnel illustre cette possibilité.

Du placement à la reconstruction

Le placement est une expérience profondément bouleversante et déstabilisante. Il marque une rupture brutale avec ses repères et sa famille, propulsant l’enfant dans un univers inconnu : celui de la protection de l’enfance et du système judiciaire. Difficile à concevoir aujourd’hui quand vous avez des enfants, et pourtant, vous voilà adolescent, assis dans le bureau du juge, avec ou sans vos parents, face à un avenir incertain. Les premiers temps sont empreints d’inconnu, de peur, d’incompréhension, parfois même de colère. Le sentiment de transition permanente et l’insécurité sont omniprésents. J’ai connu le stress de devoir m’adapter sans cesse à de nouveaux environnements, l’angoisse de ne jamais me sentir vraiment chez moi, de n’avoir ma place nulle part.  Les rencontres m’ont confrontée à d’autres schémas familiaux, me faisant prendre conscience, par contraste, de l’anormalité du mien.

Mais peu à peu, j’ai appris à apprivoiser mes craintes et à envisager un avenir différent. Les rencontres ont élargi mon regard, m’offrant de nouvelles perspectives, notamment l’accès à la culture devenue une source d’enrichissement essentielle. Le foyer m’a apporté ce que je n’avais pas au sein de ma famille, un accès aux besoins matériels et éducatifs avec un sentiment de liberté : les sorties, l’argent de poche, la découverte de la fameuse vêture. Autant d’expériences qui participaient à la construction d’une autonomie nouvelle. Si le placement a été pour moi une opportunité, c’est avant tout grâce aux éducateurs. Leur regard bienveillant, leur patience et leur capacité à voir au-delà de mes blessures ont été essentiels pour transformer cette épreuve en force. Aujourd’hui, c’est cette conviction qui guide mon engagement et qui donne tout son sens à mon parcours professionnel.

De l’expérience personnelle à la vocation

C’est au cœur de cette expérience que ma vocation est née. Devenir éducatrice spécialisée est apparu comme une évidence : je voulais à mon tour offrir ce soutien, aider d’autres jeunes. En tant qu’éducatrice spécialisée, je n'étais plus seulement observatrice mais actrice, celle qui, fort de son vécu, pouvait leur offrir un espace d’expression et de reconstruction. Aujourd’hui, je porte cette conviction : la protection de l’enfance ne doit pas être une réponse passive mais un véritable levier de transformation. Changer notre regard sur le placement, c’est en faire un tremplin plutôt qu’une fatalité. En valorisant l’accompagnement, nous offrons aux jeunes la possibilité de construire un avenir choisi.

Déterminée à concrétiser mon ambition, j’ai emprunté un parcours long et exigeant. J’ai débuté en contrat emploi solidarité, tout en préparant le concours de moniteurs-éducateurs par le Centre national d’éducation à distance. Cette première étape m’a permis d’intégrer une école, avant de devenir éducatrice. J’ai ensuite occupé des fonctions de coordination de projets, puis assumé des responsabilités croissantes en tant que chef de service. Progressivement, j’ai accédé au poste de directrice adjointe, avant de devenir directrice dans le secteur du handicap. Au cours de ma carrière, j’ai pris conscience de plusieurs défis majeurs auxquels sont confrontés les jeunes placés et les structures sociales. Bien que l’aide sociale à l’enfance (ASE) ait pour mission de protéger et d’éduquer, elle se trouve souvent limitée dans sa capacité à offrir un accompagnement stable et continu. Les dispositifs sont trop cloisonnés, entraînant des ruptures successives dans les parcours et, une fois la majorité atteinte, beaucoup se retrouvent livrés à eux-mêmes, sans véritable soutien pour leur avenir.

Vers une réforme de l’accompagnement

Même s’il est naïf de croire que tous les jeunes placés peuvent se reconstruire (certains traumatismes sont malheureusement trop profonds pour le permettre), mon parcours me pousse à témoigner des axes essentiels pour leur offrir la possibilité d'un avenir meilleur.  

Premièrement, des personnes-ressources pour rassurer et apaiser, limiter les changements d’établissement et garantir un parcours solide. Cela implique une continuité dans l’accompagnement et des repères constants qui renforcent la confiance en soi.

Il s’agit aussi d’étudier l’histoire et l’identité.  Les jeunes placés portent des besoins spécifiques liés à leur vécu traumatique, qui nécessitent une approche individualisée et une prise en compte de leurs émotions complexes pour faciliter leur intégration. L’histoire familiale transmise façonne intimement les individus. Comme le souligne Vincent de Gaulejac : « On ne change pas l’histoire, ce qui est passé est passé. On peut toutefois changer son rapport à l’histoire, c’est-à-dire la façon dont elle agit en soi. » Ce travail a donc pour objectif d’éviter la reproduction des blessures du passé, tout en permettant de se reconstruire. Chaque jeune porte un vécu unique, et le chemin de la résilience est souvent complexe et non linéaire. Il ne s’agit pas de gommer le passé mais de l’intégrer pour en faire un levier de résilience. Comme le rappelle le neuropsychologue Boris Cyrulnik, « la résilience ne réside pas dans l’oubli du passé, mais dans la capacité à donner du sens aux épreuves traversées ».

Offrir un espace dans lequel chaque jeune peut comprendre et donner du sens à son parcours est essentiel. Cela leur permet de se projeter vers un avenir où ils ne sont pas définis par leurs blessures, mais par leurs projets, leurs rêves et leurs aspirations. Cependant, il est important de comprendre que certains jeunes peuvent rencontrer des obstacles plus grands sur leur chemin de reconstruction, et cela nécessite un accompagnement encore plus adapté et individualisé. Je suis convaincue que la véritable reconstruction ne peut s’opérer sans une compréhension profonde de son histoire et de ses affects, mais aussi d’un soutien qui reconnaît et respecte les différences de chaque trajectoire.

Décloisonner les dispositifs

Pour assurer un véritable accompagnement des personnes, il est essentiel de décloisonner les dispositifs. Aujourd’hui, malgré leur développement, ils fonctionnent encore en silos. L’ASE, l’Éducation nationale et les services psychiatriques peinent à collaborer efficacement, chacun travaillant de son côté et jugeant parfois l’autre institution comme déficiente. Ce manque de coordination entraîne un renvoi de responsabilités, alors même que tous sont confrontés à une charge de travail croissante. L’exemple des réunions d’équipe de suivi de scolarisation, où un référent rassemble parents et professionnels de divers horizons autour d’un enfant en situation de handicap, illustre une tentative de décloisonnement. Bien qu’elles ne répondent pas toujours pleinement aux attentes de chacun, ces réunions instaurent une dynamique de concertation et un début de travail collectif. Dans cette perspective, la désignation d’un référent ASE au sein des établissements scolaires, avec des missions précises et une réelle capacité de coordination, permettrait de renforcer cette transversalité. En favorisant une communication fluide entre les acteurs, nous pourrions ainsi construire un suivi plus cohérent et adapté aux besoins de chacun.

La limite de l’âge pour un accompagnement est aussi un enjeu crucial. À l’atteinte de la majorité (ou un peu plus longtemps si le jeune bénéficie d’un suivi jeune majeur), le soutien prend fin. Cependant, un jeune majeur, s’il n’a pas acquis les ressources nécessaires pour s’intégrer pleinement dans la vie active, rencontre souvent des difficultés multiples et croissantes. C’est pourquoi il est impératif de mettre en place un dispositif de continuité de l’accompagnement, en désignant des personnes-ressources pour ces jeunes qui peinent à s’intégrer, même s’ils ont les capacités de poursuivre des études. La création de logements-tremplins, accompagnés d’un suivi éducatif, serait une solution souhaitable pour éviter qu’ils jeunes se retrouvent sans solution à la sortie de l’ASE. Ce dispositif permettrait de garantir une transition plus douce vers l’autonomie, offrant à ces jeunes les conditions nécessaires pour s’épanouir et réussir.

Investir dans l’avenir des jeunes

Repenser les dispositifs d’accompagnement des personnes issues de la protection de l’enfance nécessite d’améliorer les conditions de travail des professionnels. C’est essentiel pour garantir une véritable transformation du secteur et offrir aux jeunes un avenir digne. Les institutions doivent rompre avec cette logique de silos et construire ensemble des parcours éducatifs adaptés et sécurisés. Comme le dit le proverbe : « On ne construit pas un avenir solide sur des bases précaires. » Il est temps d’investir dans l’avenir des jeunes de la protection de l’enfance avec la même exigence que pour tous les autres, en valorisant leur potentiel et en favorisant leur résilience.

Mon parcours en témoigne : la protection de l’enfance peut être un levier de métamorphose, loin de la stigmatisation. L’éducation et l’accompagnement humain sont des forces puissantes pour transformer les trajectoires individuelles et la société. Il est impératif d’adopter une approche systémique et collaborative pour garantir à chaque adolescent un parcours de vie sécurisant, soutenu par tous les acteurs concernés. Aujourd’hui, en tant que directrice, mon engagement va au-delà de la gestion d’un établissement : il s’agit de défendre un accompagnement plus humain, plus efficient et plus inclusif, où chaque personne soutenue puisse réaliser son projet de vie dans le respect de ses besoins et de ses souhaits.

[1] Voir le collectif des 400 000, l’Unicef en collaboration avec la Fédération des acteurs de la solidarité, ainsi que l’Observatoire national de la protection de l’enfance

Isabelle Rodriguez

Carte d’identité

Nom. Isabelle Rodriguez

Formation. Master 2 Management de la transformation des secteurs de la santé et du social à l’université Paris-Dauphine-PSL et à l’École des mines PSL.
Parcours. Monitrice-éducatrice, éducatrice spécialisée, coordinatrice de projets, chef de service, directrice d’établissements sociaux et médico-sociaux.
Fonctions actuelles. Directrice d’établissements d’accueil non médicalisé.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 242 - juin 2025






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