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Tribune
« Marginal sécant : résistant au service du changement »

05/12/2018

Éducateur spécialisé et futur ingénieur social, Souhil Messalti s’est penché sur la figure du marginal sécant dans le secteur. Un acteur qui dispose d’un pouvoir informel parfois mobilisé pour parasiter et déstabiliser l’institution. Cependant, une approche managériale stratégique et systémique favorise la transformation de cette énergie de résistance en une force créatrice tournée vers l’innovation.

Le secteur social et médico-social traverse une période de profondes mutations. Les politiques publiques impulsent des évolutions associatives se traduisant par une logique paradoxale : améliorer la qualité de la prise en charge avec moins de moyens et plus de normes. Ce changement de paradigme induit une libéralisation des pratiques associatives captées par une forme d’isomorphisme entrepreneurial entre logique concurrentielle et pérennisation de l’activité.

Le darwinisme social et médico-social impose aux organisations d’évoluer et de s’adapter à leur environnement si elles ne veulent pas disparaître. Elles s’ancrent dans un rythme frénétique de changement se confrontant à la résistance et à la souffrance des acteurs en perte de sens. Quel rôle peuvent jouer les marginaux sécants au service de la plasticité institutionnelle ?

Selon les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg [1], le marginal sécant est « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires. » Je propose d’approfondir cette notion en m’appuyant sur des entretiens qualitatifs semi-directifs réalisés auprès de professionnels en formation pour le diplôme d'État en ingénierie sociale (Deis).

La genèse du phénomène

La « qualité » de marginal sécant n’est pas une propriété naturelle d’un individu, mais un construit social. On ne naît pas marginal sécant, on le devient. Ce n’est ni la fonction ni le poste ni les responsabilités ni la place ni la formation qui le définissent, mais bien ses comportements. Dans les témoignages recueillis, ces acteurs décrivent en premier lieu un sentiment d’épuisement professionnel. Ils repèrent l’émergence d’une forme de déséquilibre dans leur pratique et la crainte d’une sclérose réflexive : « Lou : J’ai eu une baisse de régime. J’étais épuisée. Il fallait que je rebondisse… »

Au-delà de leurs propriétés dispositionnelles, il semblerait que l’environnement de travail occupe une fonction primordiale dans le contexte d’émergence du marginal sécant. Les travailleurs sociaux identifient alors un point de rupture initial. Ils décrivent un sentiment de surcharge, d’impuissance, d’incongruence et de perte de sens. Ce mal-être professionnel peut être mis en lien avec l’incompréhension de la politique des cadres de direction, une réaction à la souffrance de leurs pairs ou des usagers, des points de tension au sein de leur institution respective. Le marginal sécant naît de ce chaos créateur. Il réagit au sentiment de perte de sens par une forme de « révolte » épistémologique au sens d'Albert Camus : « À l’absurde, l’homme doit opposer la révolte pour créer du sens et poser son existence d’homme, refuser sa condition. »

De cette situation insupportable émerge de l’acteur une « valeur guide » perçue comme une réponse à un dysfonctionnement observé : le prendre-soin, l’empowerment, le décloisonnement… Ils tentent de questionner les pratiques, de promouvoir leurs « valeurs guides » au sein de leur institution, animés d’une volonté d’agir, de provoquer le changement. Cependant, les mises en échec de ces tentatives erratiques poussent les travailleurs sociaux à opérer une seconde rupture : « Zoé : J’ai essayé de faire évoluer le système… mais j’ai été désabusée, une fois de plus… Alors j’ai voulu me nourrir, me former ». Les acteurs posent un acte, où ils prennent conscience de leur impuissance à initier une nouvelle dynamique. Ils éprouvent alors le besoin de se structurer, d’acquérir de nouvelles compétences par le biais d’une formation professionnelle.

Leur pouvoir d’influence

Michel Crozier déconstruit le concept de pouvoir, imprégné d’une connotation trop souvent négative : « L’organisation aménage, régularise, apprivoise et crée du pouvoir pour permettre aux hommes de coopérer dans des entreprises collectives… Il n’y a pas d’action sociale sans pouvoir. » Selon lui, toutes les interactions sociales sont des jeux de pouvoir avec ses amis, collègues, famille… L’homme exploite les espaces d’incertitude, sans pour autant être mauvais, corrompu, pervers ou avide de pouvoir. C’est un processus naturel. Une organisation structurée exerce de fait un contrôle des acteurs et définit leurs missions. Mais ces derniers gardent in fine une part d’autonomie refusant d’être réduits à l’état de machine obéissante.

On peut distinguer deux types de pouvoir au sein des organisations. Celui d’autorité qui s’exerce d'une façon verticale. Cette autorité́ est l'aspect statique, structurel et légal du pouvoir.Elle est transmise à l'individu par l'organisation. De ce fait, les cadres hiérarchiques pratiquent avant tout un pouvoir formel. Et le pouvoir d’influence, informel, qui repose sur la personne elle-même. Il favorise la création de réseaux de relation à l'intérieur ou à l'extérieur de l'organisation. Et se manifeste plutôt hors de la procédure habituelle de prise de décision.

Le pouvoir d’influence du marginal sécant réside principalement dans sa capacité à se positionner dans des espaces interstitiels aux seuils des différents systèmes d’action. Cette place lui permet d’être progressivement reconnu comme un membre de chaque sous-groupe d’une équipe. Il jouit d’une vision de médiateur au sein de l’institution. Il entretient des liens faibles mais multiples dans toutes les directions avec chaque professionnel. Il représente donc un nœud de pouvoir où transitent les informations formelle et informelle, interne et externe. Celles-ci lui permettent d’identifier les signaux faibles en vue d’adopter une stratégie anticipatrice et de réduire les incertitudes de son environnement.

Le marginal sécant a ainsi une appétence pour s’inscrire dans une logique transdisciplinaire. La finalité n’est pas de jongler entre les disciplines, les espaces, mais bien de les entrecroiser. Il développe une capacité à alterner son vocable et ses concepts en fonction des sensibilités des interlocuteurs. Il occupe une fonction de traducteur entre les courants.

C'est aussi un stratège au service du sens de l’action, dirigé par ses « valeurs guides ». Il dispose d’une vision complexe des jeux d’acteur et se saisit des opportunités pour accroître sa sphère d’influence. En outre, son pouvoir réside dans sa capacité à influer sur le comportement des autres acteurs en mobilisant son tissu relationnel. Enfin, il investit les espaces de tension, de conflictualité dans une logique de reliance. Il cherche à renouer ce qui apparaît comme rompu. Il peut investir des fonctions syndicales. Il cherchera à établir des médiations formelles et informelles.

Selon les diverses expériences recueillies, il apparaît que les directions peuvent craindre ces électrons libres qui viennent défier leur pouvoir d’autorité. La principale réponse de la hiérarchie était de renforcer le cadre, de limiter leur espace de jeu et d’autonomie. Les marginaux sécants adoptent alors des postures de résistance, de déstabilisation ou de parasitage du cadre établi pour préserver leurs marges de liberté : « Lou : j’étais assez revendicatrice… la grande gueule de l’équipe. J’osais là où les autres n’osaient pas. Je les poussais justement à oser… »

Ils disposent de compétences intrinsèques, ils transitent entre les espaces. Ils sont au cœur des relations. Par conséquent, leur pouvoir agit dans les espaces informels, imperceptibles et incontrôlables. Leur pouvoir d’influence peut alors s’extrémiser, basculant dans une logique de déliance mortifère, fragilisant le cadre institutionnel. Leur « valeur guide », fondement de leur quête de sens, peut s’ériger au rang de dogme opérant une forme de déconnexion avec le réel. On observe dans ces situations l’émergence d’une confrontation latente entre pouvoir d’autorité et pouvoir d’influence. Ce mécanisme de méfiance réciproque renforce les cloisonnements dans un cercle vicieux de rupture communicationnelle et d’accentuation de l’entropie institutionnelle.

Comment désamorcer le conflit ?

L’apaisement ne peut s’opérer que par un assouplissement des postures des deux protagonistes. D’une part, si la hiérarchie parvient à faire le deuil d’une organisation sans incertitudes, sans espaces de jeu, elle composerait avec une réalité infiniment plus complexe via une approche stratégique et systémique, évitant de fait toute situation de blocage ou de résistance passive. D’autre part, il semblerait que le processus formatif occupe une fonction de tiers symbolique entre les marginaux sécants et les cadres de direction. Les travailleurs sociaux investissent des espaces réflexifs et acquièrent des outils leur permettant de renouer avec leur « valeur guide » initiale.

Le point de basculement du marginal sécant s’opère par la compréhension de la place fondamentale qu’occupent les cadres de direction. Ainsi lors d’un entretien exploratoire effectué avec la directrice du service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) de l'association Adsea 03, à Montluçon, celle-ci affirma : « Il faut s’imaginer le cadre comme un tableau… Il cherche à mettre en valeur les données qu’il encadre… Essayez de ne plus le percevoir comme un facteur limitant et étouffant, mais plutôt comme une épine dorsale d’où peut jaillir votre créativité… » Comme le soutenait Michel Crozier, « il n’y a pas d’action sociale sans pouvoir… », mais on peut affirmer a contrario qu’il n’y a pas de pouvoir sans structure, incarnée par les cadres de direction qui soutiennent l’institution.

Ainsi parmi les acteurs interrogés, trois ont observé un changement de posture et une forme de reconnaissance dans leur institution respective : « Zoé : Depuis mon entrée en Deis, les choses ont évolué avec la direction. J’ai participé à l’élaboration des projets associatifs. J’ai été membre du comité de pilotage. J’ai animé des groupes de parole… »

Il ne s’agit pas de dépeindre une vision simpliste et unifiée de ce qui constitue l’acteur « traducteur ». Il y a autant de types de marginaux sécants que d’individus. La spécificité de chacun est la résultante de l’ensemble de ses propriétés dispositionnelles intrinsèques (expériences, vécu, historicité, approches) et contextuelles (environnement, influences, rencontres, facteurs sociétaux). La compétence demeure un facteur primordial traduisant la capacité de l’acteur marginal sécant à identifier les opportunités, à s’en saisir, voire à se créer ses propres opportunités de jeu.

On observe cependant une constante : la propension à chercher à concilier ce qui est prétendu antagoniste : le savoir profane et le savoir prométhéen, l’endogène et l’exogène, les relations, les espaces interstitiels, les temporalités… La finalité du tout est de disposer d’un pouvoir d’agir et de transformation du réel. Les marginaux sécants présentent un potentiel de mobilisation et peuvent être considérés comme une ressource. De cette alliance entre pouvoirs d’autorité et d’influence, de cette reconnaissance réciproque émergera l’innovation institutionnelle.

[1] Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1992.

Souhil Messalti

Carte d'identité

Nom. Souhil Messalti

Formation en cours. Deis à l’Etsup Paris et Master 2 Éducation familiale et interventions sociales en Europe (Efise) à Paris 10 Nanterre.

Fonction actuelle. Éducateur spécialisé en service d’Aemo à Montluçon (Allier).

Dernière publication. « Au chevet de la symphonie familiale », Lien social n° 1218-1219, 14 décembre 2017

Publié dans le magazine Direction[s] N° 170 - décembre 2018






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