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Place au doute

05/02/2020

Douter, c’est manquer de solidité ? Pas du tout, affirment les philosophes : c’est le sel de l’esprit, c’est cheminer vers plus de lucidité, construire des convictions qui étayent les décisions. Un sentiment qui pourtant taraude les directeurs et cadres sommés d’être aussi infaillibles que transparents.

© Sellig

Dans la société de la sécurité, de la performance et de la gestion du risque, c'est un peu le sujet tabou par excellence. A fortiori pour les managers et dirigeants : le chef n'est-il pas censé être un leader sûr de lui et de ses compétences, entraînant ses équipes vers un avenir forcément prometteur ? Cet état honteux qu'il est mal vu d'afficher, c'est le doute. « L'ennemi des grandes entreprises », aurait affirmé Bonaparte – qui s'y connaissait en certitudes sans nuances. Une forme d'inquiétude intellectuelle pas toujours agréable, produisant un sentiment de faillibilité, de déficience. En tant que chef, n'est-on pas justement payé pour savoir ce qu'il convient de faire ?

« Une suspension du jugement »

Pour Nelly Margotton, consultante en management, ressources humaines et philosophie, le doute souffre surtout d'une confusion avec des notions proches, comme l'incertitude ou l’hésitation. « L'incertitude, c'est le réel, tout ce qui structurellement ne peut pas être prévu : le temps qu'il fera dans dix ans, les aléas des relations humaines, déroule-t-elle. L'hésitation, c'est quand on rationalise ces incertitudes, qu'on les verbalise comme une alternative entre plusieurs options. » Et le doute dans tout ça ? « Il appartient à la pensée. Descartes le définit comme une suspension du jugement, une prise en compte de la complexité de la réalité, un chemin vers une forme de certitude et qui permet d'avancer. »

C'est à peu près la conception qu'en développe Emmanuel Brandon, directeur adjoint des établissements de l'association de protection de l'enfance Relais, à Agen, et qui décrit le doute comme un « processus » : « On s'imagine dans le noir, obligé d'avancer quoi qu'il arrive. Il s'agit de tâtonner pour découvrir son environnement, mettre un pied devant l'autre sans chuter. » Intimement lié à l'éthique professionnelle, le doute rationnel permet de « se forger une intime conviction » : impossible d'être absolument certain de prendre la bonne décision, surtout dans les métiers de la relation. Mais au moins le choix est-il sous-tendu par une réflexion. Ce n'est d'ailleurs pas la moindre des vertus du doute que de protéger des décisions à l'emporte-pièce, des jugements précipités et des certitudes péremptoires. « Les certitudes sont des prisons », écrivait Nietzsche ; la répétition des habitudes aussi, estime Emmanuel Brandon : « Avec le temps et l'expérience, on peut croire qu'on sait à coup sûr ce qu'il convient de faire, alors que les pratiques éducatives exigent une adaptabilité permanente. »

Dans un climat de confiance

En ce sens, le doute est le contraire de l'immobilisme, soutient Jean-François Avanturier, directeur de pôles médico-sociaux au sein de l'association AFPJR, dans le Var. « Dans le doute, on s'abstient. Vous connaissez cette expression ? Il n'y a rien de pire. » Ni de plus faux d'ailleurs, quand douter, c'est en fait mettre l'action en pensée, souligne Nelly Margotton : « Les deux corollaires du doute sont l'humilité et le courage. On ne cherche pas LA réponse, mais on en expérimente une. »

Mais pour s'autoriser à livrer ses questionnements, le climat doit être à la confiance et le doute, clairement dissociés de l'incompétence ou de la faiblesse. « Je pratique un management ouvert, donc hors de question de rester dans ma tour d'ivoire, affirme Emmanuel Brandon. Actuellement, l'équipe de direction s'interroge sur le profil des enfants accueillis, dont l'évolution met les éducateurs en difficulté. J'en ai évidemment fait part aux professionnels et cela n'entame en rien ma crédibilité. » Comme lui, Jean-François Avanturier tient à stimuler la culture du doute parmi les salariés : « Quand un directeur sollicite mon avis, je ne dis jamais oui ou non. Je me contente d'alimenter et de soutenir son raisonnement, et la décision finale lui appartient. » Socrate ne faisait pas autre chose, qui poussait ses contemporains à s'interroger sur leurs certitudes, repoussant tout argument d'autorité pour que chacun parvienne aux réponses par lui-même. Une posture potentiellement vertigineuse et qui ne lui a pas procuré que des adeptes : c'est parce qu'il ébranlait un peu trop les convictions communes que le philosophe athénien a été condamné à boire la ciguë.

Des exigences de prévisibilité

Les temps ont changé. Désormais, le doute raisonnable se heurte plutôt aux exigences de performance et de prévisibilité. « Les financeurs sont des contrôleurs de gestion : ils ont besoin d'indicateurs, d'assurances et de risques mesurables », observe Nelly Margotton. Dans ce paysage, nulle place pour le tâtonnement, perçu comme une perte de temps et d'argent. L'injonction permanente est pourtant à l'innovation… mais les politiques publiques ne sont pas à une contradiction près. Qui en doutait ?

Clémence Dellangnol

Publié dans le magazine Direction[s] N° 183 - février 2020






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