Chacun peut le constater : vivre le changement dans une organisation donnée est loin de constituer une sinécure pour les managers. Mathématicien, ancien recteur et professeur en sciences de gestion, Alain Bouvier estime que « pour conduire le changement au sein d’un système, l’action sur les seules structures ne suffit pas. Au contraire, elle a en général des effets négatifs et contre-productifs. Pour orienter un système en vue de le faire devenir apprenant, il est nécessaire de veiller à l’évolution simultanée de la stratégie, de la culture des acteurs et des sous-systèmes, des structures, du sens de l’action et des connaissances mobilisables ». Il pourrait donc apparaître nécessaire de penser au préalable le changement, avant de le vivre, de l’orienter, d’en tirer parti. C’est pourquoi, selon Laurence Baranski, autrice et conférencière, « la notion de pilotage du changement nous fait entrer de plain-pied dans l’univers de la complexité, de la transversalité, de la transdisciplinarité, de la systémique ».
Investir dans la connaissance
Alors comment amorcer l’accompagnement du changement ? Le sociologue François Dupuy souligne l’intérêt d’un « investissement dans la connaissance, première phase de tout processus de changement ». Corrélativement, cette inclination à investir dans la connaissance questionne aussi l’acceptabilité des équipes de l’organisation. Et pour cela, l’universitaire Chris Argyris revendique un point essentiel : « Pour rendre une organisation “apprenante”, il est indispensable que les routines défensives faisant obstacle au changement et à l’apprentissage soient maîtrisées ; le levier d’action se situe au niveau de chaque individu. » À ce titre, un exemple vécu dans ma pratique de terrain semble particulièrement parlant : un directeur de structure médico-sociale a impulsé, à mon initiative, l’introduction de jeux vidéo thérapeutiques, bousculant les habitudes et entraînant le personnel à collaborer par le biais de cet équipement. La journée de formation à ces serious games a permis d’initier une nouvelle interprofessionnalité, puis une diversification des modes de fonctionnement dans la structure. L’organisation est devenue « apprenante » par le biais technologique.
Penser l’accompagnement des managers
Le cœur des sciences humaines et sociales vise, de notre point de vue, en priorité l’accompagnement des managers. En effet, penser l’accompagnement interroge la position des collaborateurs, qui renvoie elle-même à une pluralité d’accompagnements possibles. Pour le psychiatre Jacques-Antoine Malarewicz, « l’accompagnateur n’est pas du tout celui qui fait autorité dans le choix et dans l’élaboration du chemin, c’est la différence entre le guidage et l’accompagnement […]. L’accompagnateur ne précède pas, il ne corrige pas, il n’est pas le maître, il est compagnon ». L’art d’accompagner consiste à trouver là où va celui qu’on accompagne afin d’aller avec lui. Il ne s’agit pas de le précéder, ni de lui montrer le chemin, ni de le tirer vers l’avant car on risquerait de lui indiquer notre chemin à la place du sien. Accompagner signifie se joindre à quelqu’un pour aller où il va, aller en compagnie de lui. Pour la problématique du changement dans une organisation, l’accompagnateur questionne pour que chaque manager le fasse à son tour. Ainsi Maela Paul, docteure en Sciences de l’éducation, suggère que « pour que le groupe “fonctionne”, la condition est de croire que l’on peut apprendre les uns des autres, que l’on peut conduire ensemble un processus structuré ».
Élargir les compétences émotionnelles
Et si finalement, parmi les outils disponibles et pertinents, la compétence, voire le talent de s’immerger soi-même, en tant que manager, constituait un véritable sésame ? Nassim Nicholas Taleb, écrivain et statisticien, fait l’apologie des managers pleinement engagés dans leurs prises de décision et qui assument les conséquences de leurs actes (« Skin in the game »). Ainsi en est-il de cette directrice d’Ehpad qui a choisi d’installer son bureau parmi les chambres des résidents, à l’écart du pôle administratif traditionnel, suscitant par effet domino une transformation des pratiques relationnelles de tous.
Ce sésame peut aussi se matérialiser par une autre perspective, en allant vers la compétence individuelle d’accéder à ses émotions pour mieux se situer au cœur du processus de changement, comme le résume le chercheur Antonio Damasio : « Je vois plutôt dans l’émotion quelque chose qui, au moins, assiste la raison et, au mieux, entretient un dialogue avec elle. » En poursuivant « ce parcours d’humanité », cette prise de conscience relatée précédemment par Francis Batifoulier dans ces colonnes, le philosophe Vincent Cespedes nous révèle que le management du futur et le futur manager seront capables d’introduire des « ondes de charme » plutôt que des « ondes de choc », ainsi qu’un « management par la passion » plutôt qu’un « management par la pression ». Tout ceci afin de favoriser l’épanouissement des équipes et le bien-être des collaborateurs, et potentiellement la possibilité de vivre une période de changement de façon fructueuse. Enfin, selon la chercheuse et conférencière Liz Wiseman, dans la perspective d’optimiser le management des responsables, le temps est venu d’incarner plutôt une fonction d’accélérateur d’initiatives (effet multiplieur), tout en délaissant la fonction de repousseur de talents (effet diminueur). Une telle révolution des mentalités suppose l’acquisition et la pratique de nouveaux savoir-être.
Les attentes des managers en matière d’accompagnement au changement sont importantes et incomplètement pourvues aujourd’hui. Les sciences humaines et sociales fournissent des ressources et des approches susceptibles d’éclaircir, de jalonner et d’enrichir les pratiques quotidiennes des managers. Dans cette éventualité, l’éclairage de ces apprentissages récents suggère une boussole conceptuelle nouvelle, capable de « relier sans disjoindre », à la manière de la pensée complexe développée par Edgar Morin, et à la mesure des enjeux contemporains.
* Toutes les références citées sont rassemblées dans la bibliographie
Frédéric Juillaguet
Carte d’identité
Nom. Frédéric Juillaguet
Formations. Master Sciences de l’éducation Responsable en ingénierie des systèmes d’organisation ; Master Staps Ingénierie des dispositifs de réhabilitation et d’entraînement.
Fonctions actuelles. Kinésithérapeute en structures collectives de santé, créateur de contenus LinkedIn.
Bibliographie
- Savoir pour agir – Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, Ch. Argyris, Dunod, 2003
- Management et sciences cognitives, A. Bouvier, PUF, 2009
- Le manager éclairé – Donner du sens et réussir le changement, L. Baranski,
Eyrolles, 2014
- On ne change pas les entreprises par décret – Lost in Management 3, F. Dupuy,
Seuil, 2020
- Réussir un coaching grâce à l’approche systémique, J.-A. Malarewicz, Pearson, 2003
- La démarche d’accompagnement. M. Paul, De Boeck supérieur, 2021
- Jouer sa peau – Asymétries cachées dans la vie quotidienne, N. N. Taleb,
Les Belles Lettres, 2017
- L’erreur de Descartes, A. Damasio, Odile Jacob, 1998
- Diriger ou s’engager dans un parcours d’humanité, F. Batifoulier, Direction[s] n° 231, p.44
Le management complice : la voie du succès dans l’entreprise, V. Cespedes, 2017, Grenoble École de management, sur youtube
- Multipliers – Comment les meilleurs leaders font ressortir le génie en chacun,
L. Wiseman, éd. Mardaga, 2024
- Introduction à la pensée complexe, E. Morin, Seuil, 1990
Publié dans le magazine Direction[s] N° 243 - juillet 2025