Il est 9 h 30, ce vendredi 3 janvier. La pelouse est encore gelée mais les habitants de la résidence du Parc du château d’Abondant doivent quand même sortir accomplir leur mission quotidienne : nourrir les animaux accueillis dans leur ferme, installée sur le vaste terrain de cet Ehpad de l’Eure-et-Loir. Les ânes, impatients de recevoir leur ration de foin, braient en apercevant l’équipe du matin. « J’y vais avec un ou deux résidents. C’est un travail assez physique et il faut qu’ils soient en sécurité avec les outils », explique Florence Rousée, l’une des quatre référentes « ferme » de la structure formées en médiation animale. Cette assistante de soins en gérontologie et sa collègue Célia Teixeira, aide-soignante, accompagnent les résidentes Arlette Boile et Marie-Noëlle Durand pour enfiler leurs gants et leurs bottes et affronter le terrain boueux et crotté du parc. « Chaque fois que je lui propose de venir, Arlette me dit “oui”. Elle ne se souvient pas de tout, mais elle sait que c’est cool d’aller à la ferme », s’enthousiasme Florence Rousée.
C’est en voyant l’appel à l’aide du zoo-refuge La Tanière, qui cherchait un terrain pour accueillir des ânes et des moutons, que la directrice de l’Ehpad, Cyrielle Fiolin, a décidé de se lancer dans ce projet insolite. « Nous avions un grand terrain de 4 hectares qui n’était pas utilisé mais cela faisait trop loin pour que leur équipe vienne s’occuper des animaux, alors on a décidé de les prendre en charge », raconte-t-elle. À l’arrivée de ces nouveaux pensionnaires, en octobre 2023, Cyrielle Fiolin a dû prendre une nouvelle casquette : celle d’exploitante agricole. « Tous les animaux recueillis sont issus de sauvetages, parce qu’ils ont été abandonnés, maltraités ou destinés à l’abattoir », précise-t-elle.
L’ambition ? Avant tout permettre aux résidents d’endosser des rôles valorisants de soigneurs et de « sachants ». « La plupart viennent d’un milieu rural et ont l’habitude de s’occuper des animaux, ce sont eux qui nous apprennent des choses. En prenant soin d’animaux ayant eu des parcours de vie difficile, les résidents adoptent ainsi une posture citoyenne auprès des personnes qui viennent nous rendre visite dans le cadre de partenariats ou lors de visites libres », explique la directrice. « Que cela soit en changeant le box ou en caressant un animal, toutes les personnes âgées peuvent participer, confirme Estelle Gaye, coordinatrice de la vie sociale et monitrice-éducatrice. Cela leur permet de retrouver de l’indépendance. En se sentant utiles, elles se réinvestissent dans la vie sociale. » L’enjeu est ainsi de « les rendre actrices, reprend Cyrielle Fiolin. Certains résidents avaient l’impression d’être infantilisés avant dans les activités ».
Une organisation bien rodée
L’équipe missionnée à la ferme ce matin commence par rejoindre la réserve pour remplir une benne de foin. Les quatre femmes se dirigent vers le grand enclos où ânes et chèvres leur font bon accueil avant de se ruer vers leur petit-déjeuner. Arlette et Marie-Noëlle en profitent pour donner quelques caresses. « Au début, Marie-Noëlle avait peur des gros animaux, mais elle a pris de plus en plus confiance lorsqu’il y a eu l’arrivée des chevreaux, tout petits. Il y a eu un gros travail de réassurance », raconte encore Florence Rousée. Après cette première mission, place aux corvées. Munie de pelles et râteaux, l’équipe s’attelle au ramassage de la paille usagée et du crottin sur tout le site. Serge Huchet, un bénévole vient les rejoindre. « J’aime bien m’occuper de la paille et nettoyer les boxs », affirme-t-il en souriant. Hébergé dans une famille d’accueil voisine, ce sexagénaire vient à pied régulièrement pour donner un coup de main. « Il vit avec une déficience intellectuelle, mais il n’y a pas la barrière du langage avec les animaux. C’est valorisant pour lui d’être utile et d’avoir un rôle actif », souligne Sonia Layan, son accueillante familiale. Faire appel à des bénévoles permet à la résidence d’assurer un roulement dans les soins quotidiens à apporter aux animaux. « Je fais un planning à l’année pour répartir les jours entre les services, mais aussi m’assurer qu’il y ait assez de personnes durant les vacances, week-ends et jours fériés », mentionne Estelle Gaye.
Arlette et Marie-Noëlle finissent leur tour en nourrissant les poules et les canards. Elles aperçoivent au loin Pinceau, l’un des trois chats de la résidence, qui se balade aussi régulièrement dans l’unité des patients atteints de la maladie d’Alzheimer.
Un investissement engageant
Pour préparer l’arrivée des animaux, trente-cinq personnes (salariés, bénévoles et résidents) ont suivi une formation à La Tanière. L’Ehpad a aussi dû trouver un vétérinaire sanitaire pour s’assurer de la bonne santé des animaux et venir régulièrement. En amont, il a fallu financer différentes installations : l’acheminement de l’eau et de l’électricité, un enclos, une grande clôture, des boxs, une adaptation pour personne à mobilité réduite du terrain et des barrières d’entrées… La directrice a fait majoritairement appel à du mécénat privé. Une cagnotte en ligne, appuyée d’une grande campagne de communication, a permis de récolter 6 350 euros auprès de particuliers. « Notre bassin de population s’est beaucoup mobilisé, les habitants se sentaient concernés », se souvient Cyrielle Fiolin. Certains donateurs deviennent ainsi parfois bénévoles ou parrains. Pour permettre de financer les frais d’entretien, chaque animal a un parrain ou une marraine qui verse 20 euros par mois à l’Ehpad.
Concernant les règles de sécurité et d’hygiène, elles sont fixées à la fois pour les résidents et les animaux, dont le bien-être doit être garanti. « Il y a un plan de nettoyage pour s’assurer que tout est lavé régulièrement, on fait porter des gants et se laver les mains avant et après car les animaux peuvent transmettre des maladies aux humains et inversement », souligne Cyrielle Fiolin. Autres consignes : faire attention à ne pas laisser les animaux sortir de leurs enclos, mais aussi ne rien leur donner à manger en dehors de leurs rations gérées par l’équipe. « Les résidents sont très à l’écoute et respectueux des règles, mais on doit garder une grande vigilance avec le public qui passe », constate la directrice. Enfin, l’équipe reste attentive « aux signes d’inconfort des animaux, s’ils en ont assez d’être caressés ». Les séances avec les deux lapins, Balou et Tigrou, sont ainsi généralement limitées à une quinzaine de minutes.
Cet après-midi, trois résidentes, dont deux en fauteuil, viennent papouiller ces deux lapins. Jeannine Herisson, Denise Magnac et Alice Tibet Zanini sont sous le charme. Alice appréhendait d’être griffée mais elle ne veut plus quitter son nouveau compagnon, qui se tient sagement sur ses genoux. L’aide-soignante Célia Teixeira prend quelques photos avec son téléphone pour communiquer avec les familles ce moment de partage et de joie. « C’est la séance de câlins ! », commente Estelle Gaye.
Le temps ensoleillé est propice aux promenades, les résidents sortent, accompagnés parfois de leurs familles, ou bien des professionnels. La deuxième partie de la journée est dédiée aux personnes davantage dépendantes, soit en les amenant sur le terrain, soit en leur apportant les lapins directement sur le lit. « Les animaux sont très doux avec les personnes âgées. Ils sentent qu’elles sont plus fragiles et s’adaptent », souligne Cyrielle Fiolin.
Une stimulation du corps et de l’esprit
La présence des animaux apporte de la joie, de l’animation, mais aussi une stimulation du corps et de l’esprit. « On observe des impacts sur les personnes qui ont des troubles cognitifs ou des problèmes de motricité. Ne serait-ce que pousser une brouette cela les aide à améliorer leurs capacités », constate Estelle Gaye. Ces nouvelles missions ont eu une répercussion sur toute la vie de la communauté : « Les résidents sortent d’une situation passive et se remobilisent, cela a changé aussi nos manières de faire au quotidien », se félicite la directrice.
Christiane Lemaître, habillée d’une robe colorée et de chaussons à paillettes fume un cigarillo, assise dans son fauteuil roulant. « J’aime sortir dire bonjour aux ânes et aux biquettes. Ces chevreaux, on les a élevés, c’est nous qui leur avons donné le biberon lorsqu’ils sont arrivés ! », confie-t-elle avec fierté. En ces temps pluvieux, Christiane doit attendre qu’on lui propose de l’emmener, car le sol est très boueux. « Quand ma petite-fille est là, elle m’y accompagne. Ma fille est devenue bénévole le week-end », mentionne-t-elle. Depuis la mise en place de la ferme, « certaines familles viennent plus souvent, cela apaise aussi les relations », remarque Florence Rousée.
Des partenariats tisseurs de liens
La ferme a permis à l’Ehpad de s’ouvrir complètement aux habitants, qui viennent souvent s’y promener librement. Un maillage d’une quinzaine de partenariats locaux a été réalisé, pour élargir à d’autres publics cette initiative et ouvrir le lieu. Les structures de jeunesse (crèche, école, centre aéré…) de la ville et ses alentours viennent ainsi au moins une fois par mois. Les résidents et les professionnels leur montrent lors de séances comment bien prendre soin des animaux. « Les élèves infirmiers de l’institut de formation de Dreux apprennent la médiation animale, des publics vulnérables comme des adolescents de l’unité éducative en milieu ouvert ou encore les résidents précaires de la pension de famille Adoma viennent aussi régulièrement, cela permet aux résidents de côtoyer d’autres populations et de créer des liens », affirme Estelle Gaye. Pour elle, « la ferme est un outil de médiation, qui fait changer l’image qu’on a de l’Ehpad. C’est un lieu de vie, on leur montre que l’on peut faire beaucoup de choses avec les personnes âgées », ajoute-t-elle.
Cette nouvelle activité, rajoutant du travail à une dizaine de salariés, a finalement été un levier d’attractivité pour le recrutement. « Il y avait douze postes vacants à mon arrivée en décembre 2022, il n’y en a plus aujourd’hui », indique Cyrielle Fiolin. Florence Rousée, ne regrette pas d’avoir pris la responsabilité d’être référente : « Les tâches peuvent parfois être désagréables lorsque le temps est mauvais, mais cela fait du bien de pratiquer ces activités en plein air avec les animaux. C’est aussi gratifiant de voir les résidents heureux d’aller à la ferme. »
Delphine Dauvergne - Photo : Thomas Gogny
En chiffres
Ehpad : 102 places d’hébergement permanent, 3 places d’hébergement temporaire, 8 personnes en accueil de jour et 1 plateforme de répit pour les aidants ;
Effectifs : 80 équivalents temps plein ; 30 bénévoles dont 15 aident à la ferme ;
Les animaux : 5 ânes, 1 bouc, 3 chèvres, 2 lapins, 3 chats, 6 poules et 5 poussins, 3 canards, 1 chien appartenant à une résidente ;
Financement pour l’investissement (76 000 euros) : 16 350 euros de la mutuelle Malakoff Humanis, 6 350 euros pour la cagnotte en ligne, 6 000 euros du département de l’Eure-et-Loir, 4 000 des Lions Club, 4 000 euros de la Caisse d’Épargne, 3 500 euros de dons de familles, 1 000 euros de la ville d’Abondant.
« Ce projet met de la joie dans l’Ehpad »
Virginie Quentin, enseignante au collège Charles-de-Gaulle à Bû, et maire d’Abondant
« J’ai emmené plusieurs fois les élèves du club Développement durable de mon collège à l’Ehpad. La présence des animaux permet de créer plus facilement du lien entre les générations. Les résidents ont montré aux collégiens comment nettoyer les sabots des ânes, mais aussi qu’ils aimaient bien qu’on leur gratte les oreilles. Ces échanges permettent aux élèves de s’ouvrir aux autres, de faire preuve d’empathie avec les personnes âgées et se rendre compte qu’on peut passer un bon moment avec eux. Ce projet met aussi de la joie et de la vie dans la résidence : les habitants d’Abondant s’y rendent régulièrement pour voir les animaux. Cette ouverture a également permis aux personnes âgées de retrouver de la motivation à créer du lien : on les voit davantage sortir en ville. Cela renforce l’image positive de l’Ehpad et c’est une belle vitrine pour la commune. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 238 - février 2025