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Prix de la rédaction 2018 - Coup de cœur
« Je ne m’interdirai rien, ni remords, ni regrets »

02/01/2019

Outre le Prix de la rédaction 2018 décerné à Nicolas Daras [1], les journalistes de Direction[s] ont eu un coup de cœur pour la contribution de Doriane Aeschimann. En trois lettres adressées à sa sœur autiste, la jeune « Cafdésienne » a choisi la voie de l'émotion et de l'intime pour expliquer son engagement à « diriger demain », mais aussi ses doutes, ses combats… et son plaisir de servir.

Chrysalide (novembre 2017)

Je me suis levée, un matin, et j’avais grandi.

Quelque chose d’imperceptible, un souffle, un serrement de cœur inattendu, et c’est mon horizon qui s’est ouvert.

Je me suis levée, un matin, mais toi, tu n’avais pas changé. Et pourtant le poids de ton regard vacillant n’avait plus le même écho. Est-ce un peu pour toi, ou par toi, ou même malgré toi, que je te rejoins aujourd’hui, à l’autre bout de ton parcours ? C’est une rencontre tout à fait inattendue, quoiqu’inéluctable, comme si nous nous retrouvions subitement nez à nez après avoir regardé ailleurs toutes ces années. Plus de fuite, plus de faux-semblant, je suis en responsabilité maintenant.

Je me suis levée, un matin, et je ne savais plus.

Comment t’envisager aujourd’hui au prisme de ce nouveau cadre de pensée ? Je te connais depuis si longtemps. Comment concilier l’intime et le professionnel, l’élan et la juste distance, comment concevoir ton être et ta personne comme individu au sein d’une population… ? Et comment garder ma liberté, et incarner ma fonction, au prisme de tes attentes singulières parmi tant d’autres ? Et quant à connaître la réalité de tes attentes, finalement je ne suis plus sûre de rien… Certes, tu n’as pas changé, mais moi je doute et je me débats.

Je me suis levée, un matin, et quelque chose nous avait rapprochées.

Peut-être une idée commune, un regard autour de moi, un regard autour de toi et moi, dans une acuité nouvelle. En effet, tout change autour de nous, mais ce qui ne change pas, c’est ce lien entre nous qui légitime tous les châteaux de cartes, toutes les organisations. Elles existent pour toi, ces organisations humaines de papier, dans un sursaut sociétal pour faire au mieux. Et laisser à tes proches aussi la dignité d’avoir le choix. C’est tout ça qui nous rapproche.

Je me suis levée, un matin, et j’avais presque compris.

Compris que tout n’était plus possible, mais plutôt probable. J’avais compris que l’incertitude est aujourd’hui mon nouveau paradigme. Compris aussi que mon rôle est d’en lisser les contours et les aspérités sous ta main hasardeuse, comme de t’en proposer les fruits inattendus. Mais rends-toi compte de ce que cela me demande… Quel panache dans le lâcher-prise ! Et quel entrain à fouler du pied nos repères communs devenus inappropriés et insuffisants ! Pour en arriver là où je déconstruis mes propres enjeux pour mieux saisir les tiens…

Je me suis levée, un matin, et j’ai sauté.

Je n’avais plus peur de ce que ta présence singulière, la tienne ou celle d’un autre, signifiait dans ma vie. J’avais compris que nos choix nous rattrapent, tout comme ceux que nous ne faisons pas. Assise sur les épaules de géants, et un questionnement perpétuel et légitime en bandoulière, j’ai emprunté le sentier. Tenir le cap, regarder loin. Lever les pieds et scruter le chemin. Rassembler, aiguiller et tendre la main. Décider sans te perdre de vue.

Ça y est, je crois que j’ai sauté le pas.

Voir et pouvoir (avril 2018)

Cela fait six mois maintenant que je porte un regard. Et que le regard que l’on me porte aussi me libère. Mais si ce regard attentif me libère de mon plafond de verre, il m’a aussi happée loin de ce que je croyais pouvoir t’apporter. Certes, sans regrets, mais il va falloir emprunter des chemins détournés pour te retrouver.

Cela fait six mois maintenant que je choisis la voie pour tous. Et que je les accompagne à bâtir des cathédrales, là où d’autres amoncellent des pierres. Que j’accueille leurs doutes, et tente d’absorber la houle. Que je me découvre en tâtonnant, en même temps qu’ils me rudoient de leurs questionnements immobiles, ou bien m’espèrent parfois trop bruyamment.

Et toi, où es-tu dans tout ça ? Je crains de perdre le fil.

Cela fait six mois que je crois pouvoir, mais je réalise aussi que ce n’est qu’un vertige.

Je cours grisée dans des champs de fleurs où tout est promesse – mais sans te voir, au risque de trébucher. Je bats la campagne, porte des valeurs en étendard, soutiens les regards – mais sans te croiser, au risque de me fourvoyer. Je m’indigne, je caresse, je joue les étais et les stratèges – mais sans te percevoir, au risque de perdre le sens et l’idée. Me réclamer de toi me paraît aujourd’hui singulièrement impossible.

Cela fait d’ailleurs six mois que je suis saisie.

Saisie de voir que chaque mot, chaque virgule de mes paroles est un battement d’aile de papillon, déclenchant des tempêtes au fin fond des équipes. De voir que chaque décision engage tous les rouages sans retour arrière, et que dompter le temps d’aujourd’hui et de demain est un combat quotidien dont on ne sort jamais vainqueur.

Cela fait six mois que j’apprends à lâcher prise, pour mieux assurer la cordée.

Et que je construis des châteaux de cartes, mais que je frissonne, transie de renoncements.

Cela fait six mois que je vois combien il est aisé de te laisser de côté. Nos valeurs humanistes pavent le chemin de ton abandon. Les pieds dans le terrain et la tête dans les nuages, comment entrer en résistance ? Comment leur dire que c’est la qualité du lien qui étanche le besoin ? Comment te redonner de la présence, et une parole qui porte, sans pouvoir te côtoyer au quotidien ?

Viser les cathédrales (juillet 2018)

Si je suis sereine, c’est qu’aujourd’hui mes enjeux ne sont plus les tiens.

Tranquillement, je m’apaise sans plus attendre, coupable, de te retrouver, car j’ai accepté de regarder ailleurs. C’est ainsi que les deuils du quotidien ont porté mes pas vers cet ailleurs qui me ressemble, et me colle au corps. J’ai fait mes propres choix, et cette émancipation me remplit : le plaisir de servir me nourrit autant que ma peur d’hier.

Si je suis sereine aujourd’hui, c’est que mes combats ne sont plus les tiens. Tes attentes individuelles, et celles de tes pairs, ont cédé le pas. C’est un regard plein aujourd’hui que je porte sur l’horizon, sur la blessure de ses inégalités, et les attentes indivises d’un public trop nombreux pour avoir un visage.

Comme c’est pratique… Peut-on faire fi d’un public pour mieux prendre soin d’un concept ?

Faut-il édifier des passerelles de verre, et souffler des chemins de cristal, sans savoir si ce fragile chemin mène quelque part ? Oui, mes combats d’aujourd’hui sont bien ceux du sens…

Mais mon amie, ma sœur, songe que demain tout peut renaître. Songe que si l’inconstance est la résilience des cœurs secs, elle signe aussi l’opulence des esprits libres. Ces choix que j’ai faits, s’ils me portent aujourd’hui, n’étancheront pas ma soif, ni ne préviendront ma lassitude. Et sache que je ne m’interdirai rien, ni remords, ni regrets – te rejoindre, peut-être ? Je rêve, mais demain est déjà si proche…

Car je suis sereine aujourd’hui, mais je sais que demain sera moite.

Je sais que le regard attentif, et usé, s’en ira, et que c’est mon propre regard qui devra viser les cathédrales. Je sais également qu’il faudra aimer, étayer, écouter, négocier, apaiser, renoncer – envers et contre tout, envers et contre soi. Se projeter dans un nouveau contrat moral, se déconstruire à nouveau pour mieux renaître, à nouveau. Oui, demain sera moite.

Et voilà, demain est déjà là.

[1] À retrouver dans le n° 170, p. 30 et sur le site de Directions.

Doriane Aeschimann

Carte d'identité

Nom. Doriane Aeschimann

Formation. Certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement ou de service d'intervention sociale (Cafdes) à l'Ifocas (Montpellier) en novembre 2017.

Fonction actuelle. Directrice des programmes à l’Instance régionale d’éducation et de promotion de la santé Auvergne-Rhône-Alpes (Ireps-Ara), à Lyon.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 171 - janvier 2019






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