Le groupe de travail Prospective du Haut conseil du travail social (HCTS) a pour mandat d’explorer les hypothèses d’évolution du travail social à moyen et long terme. Dans ce cadre, il est conduit à examiner si certaines pratiques existantes sont susceptibles d’annoncer de futures transformations ou, au contraire, n’ont pas de valeur suffisamment significative pour être prises en compte pour la réflexion prospective. À ce titre, il s’est penché sur une pratique qui fait débat [1] : le travail social en libéral. Sans prendre parti sur son bien-fondé, il s’agit de comprendre un aspect du travail social qui est encore mal connu et dont la portée, dans l’avenir, est difficile à saisir. L’un des enjeux est de savoir s’il faut y voir une diversification récente des modes d’exercice des travailleurs sociaux, comme c’est le cas depuis longtemps pour les infirmiers libéraux en complément du service public de santé et sans que cela le remette en cause, ou au contraire faut-il intégrer cette dimension dans les hypothèses prospectives sous l’angle de l’ubérisation du travail social ?
Pratique marginale ou émergence d’une mutation du travail social ?
Tout d’abord, combien de travailleurs sociaux sont concernés par le statut libéral ? Il est difficile de donner un chiffre précis. Selon les indications données par Émeric Le Corre, étudiant en Deis, reprises par Maxime Chaffotte, ancien éducateur spécialisé et formateur, le phénomène représenterait environ 1 500 diplômés d’État, soit 1 % des métiers dits canoniques du travail social. Il n’existe pas de recensement actualisé depuis 2016. D’autre part, il n’est tenu compte ici que des conseillers en économie sociale familiale, éducateurs de jeunes enfants, éducateurs spécialisés et assistants de service social.
Il faut encore se mettre d’accord sur le nombre total de ces professionnels, tant les statistiques sont imprécises et le périmètre discuté. La prudence est de mise face aux approximations relatives aux effectifs de diplômés en exercice : environ 90 000 éducateurs spécialisés et un peu moins de 40 000 assistants de service social. On est loin du chiffre donné par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques de 1,2 million de travailleurs sociaux car alors, le phénomène ne représenterait que 0,12 % de l’ensemble des professionnels du travail social et de l’intervention sociale.
En fait, ce qui paraît le plus significatif, c’est l’inscription du phénomène dans l’histoire récente du travail social, l’origine de l’adoption du statut libéral, son attractivité, son évolution, son avenir… au-delà de sa représentativité ponctuelle. Là encore, des estimations plus ou moins crédibles circulent : « D’ici à 2030, il devrait y avoir environ 100 000 travailleurs sociaux qui exerceront leur métier en indépendant, c’est en ces termes que la revue Travailleurs sociaux libres envisage l’avenir du libéral chez les travailleurs sociaux », comme le rappelle Sylvie Cely. Il est difficile d’imaginer qu’en quelques années, en partant du chiffre de 2016, il soit possible d’atteindre un tel volume, mais cette affirmation donne une idée d’une perception assez partagée de l’évolution du travail social.
Aujourd’hui, si l’activité dite libérale est pratiquée par des professionnels issus de métiers différents, deux catégories principales sont concernées et ont donné naissance à deux regroupements, sans que l’un ou l’autre exclue la double appartenance. Pour les assistants de service social, l’Association réseau national des travailleurs sociaux indépendants (Artsi), initiée par Monique Prudet, une assistante sociale qui a décidé de s’installer en libéral en 1991. Les statuts de l’association ont été déposés le 25 mai 1999. L’Artsi indique une soixantaine d’adhérents, dont une partie a exercé auparavant comme assistants de service social en entreprise.
Pour les éducateurs spécialisés, une association créée en 2015, Humacitia, dont le président est Yann Schraauwers. Cette association à titre de réseau coopératif s’est développée notamment dans le champ de la protection de l’enfance et de l’accompagnement familial. Elle produit plusieurs publications, dont une revue.
Dans les deux cas, nous n’avons pas le nombre d’adhérents et une partie seulement de professionnels exerçant en libéral ont un site internet. Il n’existe pas d’annuaire exhaustif. Cela justifierait d’engager un recensement, voire un travail de recherche, pour avancer dans la connaissance du phénomène.
L’option libérale : un choix de vie ou la pression d’une logique de marché ?
L’analyse du phénomène est parasitée par les lectures idéologiques, car il suscite d’emblée des appréciations critiques. Outre quelques défenseurs militants du service public, l’Association nationale des assistants de service social (Anas), par la voix de son président Joran Le Gall, s’est montrée très réservée vis-à-vis du travail en libéral : « On voit des assistantes sociales indépendantes qui demandent des honoraires à des usagers pour faire de l’accès aux droits, constituer un dossier de revenu de solidarité active [RSA], par exemple. Non seulement ce n’est pas éthique mais cet accompagnement tarifé est interdit par le Code de l’action sociale et des familles [CASF]. »
L’objection à caractère juridique s’appuie sur l’article L. 554-2 du Code de la Sécurité sociale qui punit le fait de faire payer à un allocataire des services pour lui faire obtenir des prestations qui lui sont dues et sur l’article L. 262-52 du Code pénal qui sanctionne « le fait d’offrir ou de faire offrir ses services à une personne en qualité d’intermédiaire et moyennant rémunération, en vue de lui faire obtenir le revenu de solidarité active ».
En fait, il existe déjà des possibilités de relation directe entre des professionnels et des personnes vulnérables, tel l’emploi direct par une personne en situation de handicap d’une aide à domicile ou, depuis la loi du 10 juillet 1989 (loi n° 89-475), dite Théo Braun, l’accueil familial à titre onéreux de personnes âgées ou en situation de handicap. On peut ajouter les mandataires judiciaires, les intervenants réalisant des enquêtes sociales, les formateurs occasionnels qui ne dépendent pas d’une institution. En effet, l’activité des travailleurs sociaux exerçant en libéral est très diversifiée et échappe aux interdictions énoncées par le Code de la Sécurité sociale et par le Code pénal, qui concernent spécifiquement les conditions d’obtention d’allocations.
D’autre part, les modes d’action sont multiples et ne réduisent pas à des relations individualisées, en face à face. L’exercice en libéral se réalise notamment en cabinet, à l’instar du cabinet Agirens (comme « agir ensemble ») qui intervient en Bretagne et en Mayenne. Créé en 2014 par les fondateurs d’Humacitia, son objectif est que les familles viennent vers les travailleurs sociaux comme elles le font vers les médecins généralistes : « Les quatre éducateurs peuvent intervenir dans diverses situations en complémentarité avec des institutions. » L’intérêt d’exercer en cabinet, pour ces professionnels, est à la fois le travail en équipe et une organisation permettant la diversification des métiers et des secteurs d’intervention.
Ainsi, les trois éducateurs spécialisés et une éducatrice de jeunes enfants se sont répartis entre le handicap, la protection de l’enfance et l’insertion. L’un d’eux est plus axé sur l’accompagnement parent-enfant. L’éducatrice de jeunes enfants est spécialisée dans les comportements psycho-sociaux, l’accompagnement de jeunes ou de futures mamans, la formation d’équipes de crèches ou de multi-accueils. Un autre éducateur intervient sur le harcèlement scolaire et le cyber-harcèlement. De plus, les éducateurs ont souhaité compléter leurs possibilités d’intervention en cooptant une assistante sociale. Ces professionnels ont en point commun de viser à désamorcer des situations problématiques.
Dans la même dynamique et toujours à titre d’exemples, Nathalie Barbot, éducatrice de jeunes enfants, a créé en 1992 un cabinet indépendant, Cœur de Boussole, en s’associant avec une psychologue. À Nantes, Pauline Briand, aide médico-psychologique, Camille Grosset, infirmier, et Anne-Claire Jarlégan, psychoéducatrice ont créé Au-delà des murs, après avoir travaillé ensemble dans un foyer d’accueil médicalisé. Ce « collectif mobile » propose des passerelles entre des structures psychiatriques et médico-sociales, dédiées aux personnes souffrant de troubles du spectre de l’autisme.
Concrètement, du point de vue économique, la tarification est libre. Elle se fait au forfait ou à l’heure. Au forfait, certains pratiquent les tarifs de 36 euros la consultation au cabinet, 45 euros au domicile. À l’heure, le tarif peut aller jusqu’à 70 euros. Cela dépend de la nature des prestations, car outre les accompagnements individualisés, les travailleurs sociaux en libéral font aussi du conseil en et à des entreprises.
Pour beaucoup d’observateurs, l’exercice libéral est une pratique tellement marginale qu’il ne nécessite pas une attention excessive ni n’appelle une mise en débat. Elle ne rentre jamais non plus dans la catégorie des pratiques innovantes ou inspirantes.
Or, malgré les critiques ou le silence, la formule mérite d’être mieux prise en considération, d’autant plus si nous nous plaçons dans une approche prospective. En effet, même si le phénomène est minoritaire, la question de sa progression se pose, tout particulièrement dans un contexte de baisse d’attractivité des métiers du social et d’évaporation active de nombreux diplômés d’État à la recherche d’alternatives à leur travail en institution. C’est pourquoi Yann Schraauwers dénonce la confusion entre les mots « libéral » et « libéralisme ».
Selon Aurélie Nomede-Martyr, assistante sociale libérale qui a créé So’Serv, le social et le coaching à votre service en 2014, de plus en plus de travailleurs sociaux songent à l’exercice libéral pour des raisons multiples : perte de sens, lourdeur administrative, perte de créativité, accompagnement « robotisé »... En cela, elle fait les mêmes constats que le Livre blanc du travail social. Elle précise que ce mouvement reflète « le besoin de nombreux professionnels de gagner en autonomie, de se réinventer, de créer pour accompagner au mieux les personnes en difficulté. Les travailleurs sociaux aspirent à être des artisans de la relation d’aide et non des exécutants administratifs ».
De manière générale, beaucoup de travailleurs sociaux expriment une volonté d’indépendance vis-à-vis de leurs institutions. Ainsi, le travail social en libéral peut avoir valeur de prototype ou d’option avant-gardiste de professionnels prêts à assumer des risques quant à la garantie de leur emploi et de leur rémunération.
D’autres arguments sont avancés : fuir la violence institutionnelle, s’ouvrir sur des publics diversifiés au lieu d’être assignés à des publics cibles, homogènes, du fait des caractéristiques des institutions sociales et médico-sociales.
Au bout du compte, faut-il voir là une rationalisation secondaire à un choix de vie, avec de fortes préoccupations personnelles, comme pour le choix de l’intérim ? On peut y voir aussi une illustration de l’un des effets dans le travail social de l’individualisme croissant dans la société.
Travail social libéral ou indépendant ?
Les professionnels concernés font souvent une distinction entre le « travail social libéral » et le « travail social indépendant ». Cette dernière notion est ambigüe, selon Yann Schraauwers, pour qui « parler de travail social indépendant ou se présenter comme travailleur social indépendant, assistante sociale indépendante, éducateur spécialisé indépendant… ne renseigne en rien sur la nature de l’activité exercée par ce professionnel, en dehors du fait qu’il exerce pour son propre compte. Ce professionnel relève-t-il d’une déontologie ? Est-il un marchand ou un artisan du social » ?
La définition la plus élémentaire est que le travailleur indépendant exerce une activité économique en étant à son propre compte ; il est autonome dans la gestion de son organisation, de son temps, dans le choix de ses clients et dans la tarification de ses prestations. En ce sens, les professionnels libéraux sont une catégorie d’indépendants, qui exercent sous leur propre responsabilité, à ceci près qu’ils produisent des prestations ou des services dans l’intérêt de leurs « clients », dans le cadre d’une politique sociale, et non seulement dans l’intérêt d’une entreprise. C’est la raison pour laquelle la notion de libéral est retenue par Humacitia. Elle permet, même si ce point n’est quasiment jamais évoqué, de faire un lien avec les infirmiers libéraux.
Or, les professions libérales sont réparties en deux groupes :
- Les professions libérales réglementées,
- Les professions libérales non-règlementées.
À la différence des infirmiers, les professions du travail social, exception faite des assistants de service social du fait qu’ils sont issus historiquement de la profession infirmière, ne sont pas réglementées. Par exemple, il n’existe pas d’ordre des travailleurs sociaux. Cependant, le travail social est mis en œuvre par des professionnels qualifiés dont les titres et diplômes sont définis dans le CASF.
Selon la charte déontologique du travail social en exercice libéral produite par Humacitia, « un travailleur social est considéré exercer en libéral si, de façon cumulative :
- il exerce un métier dans le champ du travail social ;
- il exerce sous un statut d’indépendant ;
- il dispose, selon son diplôme et le référentiel métier de celui-ci, de la capacité à exercer son activité professionnelle de manière autonome ;
- ses prestations sont délivrées dans l’intérêt de ses clients et/ou de ses bénéficiaires ;
- son offre de service est construite sur une démarche d’innovation sociale ».
En résumé, le travail social indépendant est une activité où l’économie est la finalité première, tandis que, comme pour les infirmiers libéraux, le travail social en libéral est une activité indépendante où l’économie est un moyen au service d’une finalité supérieure : servir les intérêts des « clients ». Dans ce cas, on préférera la notion de travail social en libéral à celle de travail social indépendant.
Mais on peut tout à fait dire l’inverse. Au bout du compte, cette distinction est formelle aux yeux de beaucoup de professionnels qui utilisent indifféremment les deux appellations. Certains proposent de sortir de ces subtilités et de qualifier ce qu’il appelle ces « nouveaux métiers » de « prestataires des interventions sociales et éducatives ». Ils en font même « une catégorie professionnelle distincte du travail social », issue d’une « filiation impure entre les professions du travail social et le monde de l’entreprise ». Cela nous renvoie à un profil nouveau d’intervenants sociaux et à l’émergence d’une forme hybride de métier. Celui-ci est plutôt en proximité avec le monde de l’entreprise mais il conserve un ancrage dans le travail social et dans ses valeurs. Pour ces raisons, il est sans doute utile de maintenir dans l’appellation la référence au travail social et de continuer à adopter l’expression assez consensuelle de « travail social en libéral », plutôt que de « travail social libéral » ou « travail social indépendant ».
Des valeurs spécifiques au travail social en libéral ?
Pour les travailleurs sociaux exerçant en libéral, il est essentiel de maintenir une complémentarité entre travail social libéral et travail social salarié. Il existe même des profils que certains qualifient de schizophréniques : une partie du temps de travail comme assistant de service social avec un statut protégé exerçant en entreprise et une autre à son compte, en étant comme autoentrepreneur chef d’entreprise. La double activité est déjà une possibilité pour les infirmiers libéraux qui peuvent cumuler leur activité infirmière avec une seconde activité non réglementée sous le régime de l’autoentrepreneuriat, mais à condition qu’il s’agisse d’activités nettement distinctes : la seconde activité doit être sans lien avec les compétences propres de l’infirmier (par exemple de la sophrologie, de la réflexologie…).
Dans tous les cas, la question des valeurs est centrale en termes d’identité et de légitimité. Elle est déjà présente dans la définition juridique de l’exercice libéral : selon l’article 29 de la loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives, « les professions libérales groupent les personnes exerçant à titre habituel, de manière indépendante et sous leur responsabilité, une activité de nature généralement civile ayant pour objet d’assurer, dans l’intérêt du client ou du public, des prestations principalement intellectuelles, techniques ou de soins mises en œuvre au moyen de qualifications professionnelles appropriées et dans le respect de principes éthiques ou d’une déontologie professionnelle, sans préjudice des dispositions législatives applicables aux autres formes de travail indépendant ».
Existe-t-il un système de valeurs identique entre le travail social en libéral et le travail social salarié, du fait que le système de valeurs est produit par la formation initiale au diplôme d’État ? Celui-ci reste un héritage et une référence qui préserve les travailleurs sociaux, quel que soit leur statut. Par contre, ce qui fonde la différence est le rapport à l’institution, voire le rapport à l’exercice collectif du métier.
Lors de la première séance des auditions organisées par le Haut conseil du travail social pour préparer son Livre blanc sur la crise des métiers, des professionnels exerçant en libéral ont expliqué comment ils tentaient de préserver un accompagnement humain de qualité. Ainsi le label Humacitia est délivré aux travailleurs sociaux en exercice libéral justifiant :
- « Le respect de principes éthiques majeurs, notamment la légalité, la dignité, l’indépendance au service de l’impartialité, la responsabilité personnelle et la protection des confidences par discrétion professionnelle ou par secret professionnel ;
- une active coopération entre pairs, essentielle pour s’assurer de l’adéquation des pratiques professionnelles en libéral avec les exigences déontologiques du travail social. »
Par ailleurs, les objectifs du travail social en libéral sont larges. Ils ne se limitent pas à des prestations de services individualisées. Ainsi, les valeurs énoncées par Yann Schraauwers sont le développement et la promotion de « l’entrepreneuriat social et solidaire, l’accompagnement d’initiatives locales, le soutien aux porteurs de projets solidaires, la conduite du changement et la mise en œuvre de projets d’innovation sociale ». L’appartenance à l’économie sociale et solidaire n’est pas trop fortement revendiquée et l’on pourrait toujours considérer que c’est seulement un argument de communication.
À première vue, il n’y a pas de raison de penser qu’un mode d’exercice particulier s’accompagne d’un décrochage complet des racines et de la culture professionnelle du travail social. Par contre, le débat reste ouvert sur le sens général de cet aspect de l’évolution à venir, ainsi que sur les effets que cela peut avoir pour les personnes accompagnées en termes, par exemple, de suivi des parcours, de continuité des accompagnements, de référence à des projets institutionnels et personnalisés, bref de qualité et d’amélioration du bien-être des personnes.
[1] Lire Direction[s] n° 235, pp. 44-45 ; et Direction[s] n° 237, pp. 48-49
Marcel Jaeger
Carte d’identité
Nom. Marcel Jaeger
Fonctions. Professeur émérite au Cnam, anciennement titulaire de la chaire de travail social et d'intervention sociale.
Parcours. Directeur de centre d’aide par le travail pour personnes handicapées mentales, directeur d’IRTS ; Mission nationale d’appui en santé mentale.