« Attention ! Il va falloir être concentré et précis ! », prévient en langue des signes, Hafida Kacimi, la soixantaine pétillante, en distribuant les grandes cartes aux couleurs vives. Mes droits, mon parcours, la bientraitance, le conseil de la vie sociale, mon autonomie, ma santé, mon projet : on voit les titres des « familles » de ce jeu particulier passer de main en main. Aux côtés d’Hafida, Sandrine Strzykala, l’éducatrice spécialisée qui l’accompagne dans son quotidien près de Cannes, anime avec elle cette session de jeu avec la même bonne humeur. Face au duo, dans une salle de réunion du siège de l’Urapeda Sud, à Aix-en-Provence, deux autres personnes sourdes accompagnées par l’association, Loreta Mathieu et Ilhan Aksu, venus de Toulon et d’Avignon avec leurs éducatrices respectives, Delphine Gigho et Céline Bonely. « Tu as la carte 3 de la famille Mes droits ? », demande Céline à Loreta. « Et non ! » répond la jeune femme avec un sourire taquin.
En ce lundi de rentrée, cette partie de 7 familles n’est pas un prolongement des festivités de Noël : elle s’inscrit dans la phase de développement et de diffusion de J’éval, le jeu créé en 2023 par Cécile Brialix, ancienne responsable qualité de l’Urapeda Sud, avec une équipe ad hoc constituée de salariés de l’association et d’Isabelle de Groot, spécialiste en ludo-pédagogie (lire l’encadré). L’objectif est de faire comprendre aux personnes accueillies dans les structures sociales et médico-sociales les enjeux de l’évaluation et de favoriser leur participation. Dans cette optique, des binômes d’ambassadeurs ont été formés. « Une personne accueillie et un professionnel, qui vont ensuite animer des ateliers autour du jeu auprès de leurs pairs dans leur service », explique sa conceptrice, aujourd’hui consultante indépendante et évaluatrice. Hafida et Sandrine, d’un côté, Loreta et Delphine, de l’autre, sont deux des trois premiers binômes formés. Ilhan et Céline ne connaissent encore rien du jeu : il s’agit pour eux de le découvrir et de décider s’ils veulent à leur tour en devenir ambassadeurs au sein de leur service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de Montfavet, près d’Avignon.
Rassurer et sortir des concepts
« Tout l’objectif du jeu, c’est de mettre des mots concrets sur les concepts du référentiel de l’évaluation, précise la créatrice de J’éval lors d’un temps de pause. En faisant le lien avec le quotidien des personnes, ça fonctionne. » Elle rappelle le point de départ de la réflexion qui a fait germer l’idée du projet. « Début 2023, trois services de l’association devaient bientôt être évalués et pour la première fois, la participation des personnes n’était plus facultative, mais obligatoire. » Cécile Brialix et ses collègues, qui ont alors eux-mêmes « des difficultés à comprendre certains points » du nouvel outil de la Haute Autorité de santé, se demandent comment préparer les personnes à ce qui est alors perçu comme une épreuve « assez angoissante ». « L’entretien peut parfois durer 45 minutes. Certains s’inquiétaient des conséquences de ce qu’ils allaient dire. » Il fallait donc à la fois rassurer, pour qu’ils se sentent libres de s’exprimer, et leur donner les moyens de comprendre les questions des évaluateurs, parfois vues comme assez conceptuelles.
Après la Boîte de l’éval, un premier jeu conçu pour les professionnels, un équivalent est imaginé, cette fois pour les personnes accueillies, avec Isabelle de Groot. « On a travaillé pas à pas avec des personnes accueillies pour le co-construire : identifier ce qui peut faire sens pour elles, refléter leurs différentes réalités, traduire les concepts de l’évaluation dans une langue simple… et tourner tout ça de manière ludique ! », relate-t-elle. Le référentiel étant plutôt orienté sur la gestion des risques, l’ancienne responsable qualité et son équipe décident de mettre davantage l’accent sur la citoyenneté et le sens critique des personnes accueillies. Après une année d’élaboration, J’éval voit le jour début 2024 et les premières commandes d’établissements et services arrivent dès le printemps.
La pédagogie souriante
Retour à la table des binômes d’ambassadrices. Les premières cartes échangées dans une ambiance à la fois studieuse et enjouée, c’est au tour d’Ilhan. « Alors, tu demandes quelle carte à qui ? », le questionne Hafida. N’ayant jamais joué à ce jeu, le jeune homme appareillé se retourne vers son éducatrice. « Qu’est-ce que je dois dire ? » « Regarde, il faut que tu repères la couleur dans laquelle tu as le plus de cartes, lui explique Loreta. Là pour toi c’est le vert. Ensuite tu demandes aux autres les cartes qui te manquent dans cette couleur », lui explique-t-elle tranquillement en langue des signes, avec un sens de la pédagogie souriante.
Après un peu moins d’une heure de jeu, Delphine lance « Famiiiille ! » en posant triomphalement six cartes orange sur la table. Les joueurs se penchent alors sur les cartes de la famille « Mon parcours », qui rassemble plusieurs thématiques essentielles de l’accompagnement. « C’est tout ce qui concerne les relations avec ta famille, ton logement, ton travail », résume Hafida à Ilhan, pendant que Loreta et Delphine lui montrent comment flasher le QR code présent sur chaque carte pour accéder aux contenus explicatifs – une vidéo en langue des signes, une autre en langue parlée complétée et un enregistrement sonore destiné aux personnes malvoyantes. Une fois visionnée la vidéo, qui « va un peu trop vite » à son goût, Ilhan semble avoir saisi ce que cette thématique recouvre. « Moi, par exemple, j’ai passé dix ans en internat, là maintenant je vis avec ma famille et je cherche un stage dans un établissement et service d’accompagnement par le travail dans le recyclage des déchets », illustre-t-il. « Oui c’est ça !, approuve Céline, son éducatrice. C’est tout ce qui concerne ton évolution, ton projet professionnel, ton avenir… Le fait de continuer à être accompagné ou devenir plus autonome. » « Ça peut concerner ta vie personnelle aussi : moi en ce moment, je cherche une maison à louer et le SAVS m’aide pour y arriver », rebondit Loreta. Cécile Brialix sourit : en passant par leur expérience personnelle, les personnes ont compris l’un des axes de l’évaluation à laquelle elles et ils vont devoir participer.
L’autonomie à long terme
Présent aussi comme observateur de cette session d’entraînement, Pierre Gal, directeur de l’Urapeda Sud, souligne le bénéfice de J’éval sur le long terme. « Au départ, on l’a créé pour “rentrer dans les clous” de l’évaluation. Mais il y a un effet induit : cela oblige les personnes à se questionner sur la manière dont on les accompagne. In fine, elles prennent plus conscience de leurs droits et ça favorise leur autonomie, assure-t-il. Et en parallèle, ce jeu, tout comme la Boîte de l’éval, pousse les professionnels à réfléchir encore à leurs pratiques, et donc à les améliorer. »« On est passé d’un système où on cherchait d’abord à protéger les personnes, à une demande d’autonomisation presque totale, acquiesce Cécile Brialix. Or, celles qui ont été accueillies toute leur vie ne peuvent pas “improviser” leur autonomie. En les aidant à se connaître et à savoir ce qu’elles veulent, cet outil concourt à leur donner les capacités d’être autonomes. »
Après une pause déjeuner conviviale, une nouvelle session démarre, animée cette fois par Loreta et Delphine, qui s’attachent à présenter les choses de la manière la plus ludique possible. Antoine et Fiona, deux salariés de l’Urapeda Sud qui se sont joints aux joueurs, remportent la manche, avec la famille « bientraitance ». On discute de ce que recouvre cette notion très vaste. « Est-ce que c’est le rôle d’un éducateur de dire à la personne qui l’accompagne si elle est bien ou mal habillée pour aller travailler ? » S’ensuit un débat sur la fonction des éducateurs et ses limites. « Lancer ce genre de réflexions sur l’accompagnement, c’est en fait l’objectif essentiel de ce jeu », souligne Cécile Brialix.
Au moment de quitter les lieux pour reprendre la route vers Toulon, Delphine, l’éducatrice de Loreta, confie pourquoi elle a proposé à la jeune femme de devenir ambassadrice. « Elle manque de confiance en elle, alors qu’elle a plein de capacités : je voulais lui montrer qu’elle était capable de tenir ce rôle », explique-t-elle face à la jeune femme, qui hésite entre gêne et fierté. « Depuis qu’on a commencé les ateliers, début décembre, une confiance toute tranquille s’est installée », se félicite l’éducatrice. Un autre « effet collatéral » de l’aventure, qui devrait semer des graines, bien au-delà de l’étape de l’évaluation en elle-même.
Nina Hubinet - Photos : Valérie Vrel
En chiffres
- Budget pour créer J’éval : 27 000 euros, dont 15 000 euros pris en charge par l’agence régionale de santé, et 12 000 euros en investissement de l’Urapeda Sud ;
- 1 400 jeux vendus : 600 J’éval pour les personnes accompagnées et 800 Boîtes de l’éval pour les professionnels ;
- 400 professionnels sensibilisés en visio ;
- Coût : 35 euros pour J’éval, 130 euros pour la Boîte de l’éval (140 euros pour le pack contenant les deux).
« S’adapter à des profils très différents »
Isabelle de Groot, co-conceptrice du jeu, spécialisée en ludo-pédagogie
« Lorsque Cécile Brialix m’a contactée, elle imaginait adapter la Boîte de l’éval, le jeu conçu pour les professionnels, en une version pour les personnes accueillies. Mais ça restait trop compliqué. On a alors réfléchi à ce qui pouvait être accessible à la fois à des personnes avec un déficit intellectuel, des malentendants ou malvoyants, des personnes âgées... Il fallait d’abord compléter le Falc (facile à lire et à comprendre) avec des contenus audio et vidéo en langue des signes via des QR codes, parce que tout le monde ne peut pas lire. Concernant le format lui-même, un jeu de plateau avec beaucoup de matériel aurait été trop complexe. On a donc préféré les cartes et choisi les 7 familles parce que beaucoup de gens en connaissent le principe. Après un travail de co-construction avec des personnes accompagnées par l’Urapeda Sud, j’ai fait plusieurs séances pour tester et valider le jeu avec un groupe de l’association de pair-aidance Capassité. Tout l’enjeu était qu’il fonctionne avec des publics très différents, c’est-à-dire qu’il ne soit ni stigmatisant pour ceux qui ont le plus de difficultés ni trop facile pour les autres. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 238 - février 2025