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Tribune
« Management de proximité : l’opportunité d’une crise »

02/09/2022

Confrontés à ce que certains qualifient de crise des vocations, les cadres de proximité, « marginaux sécants » par excellence [1], sont à la croisée de mondes a priori opposés. La crise est-elle l’occasion d’une transformation managériale afin de revaloriser le travail ?

Lors de la première vague de la crise liée au Covid-19, la prise de conscience par les équipes d’avoir « retrouvé du sens » invite à réinterroger nos pratiques, nos postures managériales et notre accompagnement des professionnels que nous encadrons. Dans le champ de la santé, la crise se définit comme la manifestation brutale d’une maladie ou l’aggravation soudaine et brusque d’un état chronique. Chez les individus, elle se caractérise par un mal-être causé par des transformations psychologiques ou physiologiques, telle une phase critique source de malaise, de désarroi et de perturbation. Depuis deux longues années, la crise sanitaire a bousculé, désorganisé, malmené, épuisé et mis à rude épreuve nos organisations. Elles ont traversé diverses phases : espoir, découragement, colère, peur, fierté, combativité ou encore résignation… Pour autant, l’ensemble des acteurs jusqu’alors invisibles y ont développé des pratiques et des capacités de travail hors normes saluées unanimement. Toutefois, cette reconnaissance sociale de courte durée ne fut que l’épilogue d’un état chronique latent inscrit dans le malaise profond de l’individualisme, de la perte de sens et du désintérêt des métiers du soin. Alors qu’aucune politique de santé n’y avait autant prêté attention et autant mis d’argent « sur la table », le marasme dans lequel se trouvent les soignants n’a jamais été aussi considérable. Ce constat interroge sur la reconnaissance attendue et la façon de redonner du sens à leur travail. C’est dans ce contexte, à travers une approche tant systémique que sociologique de longue haleine que le management par le care s’impose : prendre soin de ceux qui prennent soin, fonctionner autrement dans l’intérêt du collectif tant du point de vue de la direction, des cadres, des équipes soignantes et qu’in fine des usagers. Subsiste une problématique : dans quelle mesure cette transformation managériale peut-elle réinjecter du sens au travail ?

Un confinement révélateur

Le 11 mars 2020, au regard des données épidémiologiques et afin de protéger les personnes vulnérables d’une pandémie mondiale sans précédent, nos structures ont fermé leurs portes et l’accès aux visites pour une durée indéterminée. Si ce jour précis personne ne réalise et n'en comprend encore vraiment la portée, rapidement les premiers cas de Covid se déclarent en chaîne. Nous n’avions pas les moyens matériels de faire face à cette vague destructrice. Les injonctions souvent paradoxales se succèdent, et peu à peu, les directives transmises aux soignants perdent du sens, tant au regard des actions à mener que de la direction à prendre. Dès lors, face à un environnement incertain non contrôlable et une situation échappant aux normes habituelles de décisions, nos structures verticales se sont rapidement « aplaties », avec une organisation plus horizontale, transversale via la simplification des modes de communication et d’action. Un décloisonnement massif des services a permis l’interopérabilité de tous de manière rapide, efficace et efficiente. Ces nouveaux fonctionnements se sont illustrés par une mise à disposition de la structure au service des centres opérationnels. Les modes d’échanges, de confiance et de solidarité se sont transformés, œuvrant dans le sens de valeurs partagées autour d’un objectif commun : sauver des vies coûte que coûte.

Malgré la peur et la fatigue, il est patent que lors de cette première vague, il s’est produit quelque chose qu’Yves Clot qualifiera comme « la fierté de pouvoir assumer des tâches concrètes et utiles à tous ». Par la suite, même si les applaudissements du 20 heures se sont tus pour laisser place à une diatribe à l’endroit des Ehpad, « le travail palpable des corps et des esprits a donné un sens à la période écoulée. Il a fait la preuve qu’efficacité et santé ont partie liée quand l’initiative des salariées et salariés redevient possible [2]». Cette crise a permis de valoriser les compétences, l’ingéniosité et les ressources insoupçonnées de chacun.

Un diagnostic systémique

Toutefois, le retour à la norme, à la routine et à l’indifférence fut complexe. En effet, si cette organisation a mis en exergue le sens du travail et la valeur de l’équipe par l’entraide, la coopération, elle a fait fi de nombreux paramètres structurels mis provisoirement en sommeil dans l’intérêt collectif : ceux des règles, des procédures, des instances institutionnelles et d’un environnement économique contraint. Ainsi, à l’heure d’une politique de décloisonnement du système de santé engagée, notamment dans une meilleure coopération des professionnels entre eux, le « taylorisme organisationnel » semble malgré tout gravé dans le marbre. Ce dernier engendre un cloisonnement, tant des postes de direction, de l’encadrement, des services que des fonctions, générant une perte de sens, un désengagement et une moindre qualité de service. Dans notre « bureaucratie professionnelle [3]», chacun fait ce qu’il a à faire selon une fiche de poste, des process établis, un travail prescrit dont il doit répondre et sur lequel il est évalué. Pour Christophe Dejours, « la référence exclusive aux coûts conduit à l’aggravation des contradictions entre rentabilité et qualité ; elle déstructure les sens du travail, dans la mesure où, sur le plan psychologique, ce qui prime c’est la question du sens au travail [4]». C’est bien de cela dont il s’agit chez les soignants : « un décalage entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils veulent, que ce soit sur un plan individuel ou collectif » [5] ; un décalage entre le travail prescrit pensé, le travail réel vécu et le besoin de comprendre pourquoi on fait ce que l’on fait. Or, la rationalisation du travail, la diminution constante des effectifs et la standardisation mettent en souffrance ces principes. Les automatismes et l’individualisme qui en découlent desservent les coopérations indispensables à la cohésion : la motivation de nos équipes n’est plus ! L’opportunité de cette crise est donc celle de l’aggiornamento [6] qui doit s’opérer dans nos pratiques. 

La conviction d’une nécessaire transformation

Partant du postulat qu’on ne peut plus manager de façon rigide et coercitive, il faut pérenniser ces dynamiques de travail qui ont fédéré l’ensemble des acteurs. Oui, mais comment ? Il n’existe pas de règles normatives capables d’influer sur les formes de coopération et de travail collectif au regard de la subjectivité des acteurs et de l’écosystème qui varie d’une structure, voire d’un service à l’autre. Pas plus de process pour agir sur l’envie, la motivation et le sens des actions. Ce qu’a révélé la crise sanitaire, c’est que les professionnels ne veulent plus être de simples exécutants, mais acteurs des décisions qui régissent leur travail. Combien de fois ces derniers mois n’ai-je entendu lors d’échanges informels : « La première vague, c’était la plus dure mais la plus belle… » ou avec nostalgie et fierté, « on a vécu un truc incroyable, une dinguerie qui nous a transcendés ». Malgré les difficultés, le manque de moyens, malgré ce combat inachevé, cet « incroyable » est devenu une référence, une histoire que l’on se raconte et que l’on se racontera longtemps. Cet « incroyable » est le sens au travail retrouvé. Ainsi, à l’aune d’énièmes vagues de contamination et de changements organisationnels incessants, deux problématiques se percutent de plein fouet : celle d’un retour à la norme [7] voulu par les instances « d’en haut », et celle de l’autonomie, de la reconnaissance, de l’interdépendance, de la culture métier et du construit social voulu par le monde « d’en bas ». À l’heure où notre système de santé tente de se réformer, les politiques de santé pourront user de tous les stratagèmes et dispositifs innovants afin d’éviter la fuite de toute une corporation, qui prendra soin de la santé de demain ? Un changement de paradigme managérial ne permettrait-il pas la convergence de ces mondes qui n’ont pas de desseins si divergents. Comment l'encadrement peut-il porter attention à cette vulnérabilité qui a envahi le cœur de nos soignants et fragilisé nos structures ?

Le levier du care

C’est à partir de ces constats que le management par le care peut se présenter comme un champ des possibles. Pour ce faire, le rôle du cadre de proximité apparaît essentiel. D’une part, via un management ni directif, ni purement normatif, mais participatif et constructif axé autour de l’écoute, la confiance et du pouvoir d’agir : en organisant des espaces d’échanges afin de confronter et de rapprocher les points de vue d’acteurs qui ne se parlent plus, en favorisant l’autonomisation individuelle et collective et en valorisant les compétences. En portant également une attention particulière aux plus vulnérables notamment les « bras cassés [8]», les personnels effacés ou fragilisés afin que chacun ait sa place au sein de l’organisation. D’autre part, en alignant les pratiques de terrain avec la stratégie institutionnelle, tout en dressant une frontière perméable à une bureaucratisation outrancière émanant de nos administrations, afin d’atténuer le déphasage de la réalité et des enjeux du quotidien. Un tel management nécessite une réflexivité et une adaptabilité du cadre lui-même à chaque environnement, collectif et individuel. Ce dernier ne peut avoir pour seul objectif le résultat de l’activité prescrite, celui où l’on coche toutes les cases des tableaux de bord. Le management par le care est celui d’une organisation responsable et altruiste avec une profonde conviction de son intérêt et un engagement sincère : allier le sociologique et l’économique, le cure et le care afin d’orienter nos structures vers la cohérence et nos équipes vers le sens du travail.

[1] Dans « L’acteur et le système », M. Crozier et E. Friedberg définissent le marginal sécant comme « un acteur partie prenante […] qui peut jouer un rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires ».

[2] in « Le prix du travail bien fait », La Découverte, 2021.

[3] Pour H. Mintzberg, c'est une « bureaucratie fondée sur le métier et la standardisation des compétences ».

[4] C. Dejours et I. Gernet, « Travail, subjectivité et confiance », Nouvelle Revue de psychosociologie n° 13, 2021

[5] C. Castejon, « Le travail a du sens sauf quand on le maltraite », Santé et travail n°117, janvier 2022

[6] Terme italien signifiant la « mise à jour », l’adaptation au monde contemporain.

[7] Vue ici comme l’application de procédures bureaucratiques bien définies et sécurisantes.

[8] Terme péjoratif souvent prêté aux personnels en restriction professionnelle, en limitation de temps de travail pour des difficultés psychique ou physique, de port de charge ou de mobilité.

Cécile Blanchet-Richardot

Carte d'identité

Nom. Cécile Blanchet-Richardot

Fonction actuelle. Cadre de proximité dans une structure publique gériatrique sanitaire et médico-sociale.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 211 - septembre 2022






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